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leurs laborieuses découvertes. Il nous eût été facile et commode d'en prendre et d'en présenter seulement la fleur, mais nous aurions sacrifié la solidité à l'agrément, tandis que nous nous proposions de donner quelque chose de définitif et de complet sur ce sujet mille fois touché, jamais approfondi dans toutes ses parties, de faire en un mot, comme le dit Leibnitz, un véritable établissement sur ce point important de l'histoire littéraire du xvIIe siècle. La Rochefoucauld a donné à la France un genre de littérature agréable et sérieux, délicat et élevé, une école d'observateurs ingénieux de la nature humaine, dont le premier père est sans doute Montaigne, mais dont La Rochefoucauld est plus particulièrement le fondateur et le promoteur. Sans les Marimes et leur immense succès, comme sans les Portraits de Mademoiselle, nous n'eussions pas eu les Caractères de La Bruyère. Les Caractères sont en effet un heureux mélange des deux genres: ce sont des portraits, mais fort généralisés, ainsi que nous l'avons dit, des réflexions sur le cœur et l'esprit humain, sur les mœurs et sur la société, qui sont tout à fait de la famille des Marimes, mais empreintes d'une toute autre philosophie. Vauvenargues diffère encore plus de La Rochefoucauld que La Bruyère, mais il en vient aussi; il prend tour à tour ses inspirations dans La Rochefoucauld et dans Pascal, surtout, il est vrai, dans son âme, dans cette âme mélancolique et fière qui, sous la régence, sous le règne de l'esprit en délire, lui dicta cette maxime, le meilleur abrégé de la philosophie la plus profonde Les grandes pensées viennent du cœur.

Arrêtons-nous et résumons ce travail dans une dernière réflexion. Toute la littérature des maximes et des pensées est sortie du salon d'une femme aimable, retirée dans le coin d'un couvent, qui, n'ayant plus d'autre plaisir que celui de revenir sur elle-même, sur ce qu'elle avait vu et senti, sut donner ses goûts à sa société, dans laquelle se rencontra par hasard un homme de beaucoup d'esprit, qui avait en lui l'étoffe d'un grand écrivain.

VICTOR COUSIN.

LA

POÉSIE

DES RACES CELTIQUES

The Mabinogion, from the Llyfr Coch o Hergest, and other ancient Welsh Manuscripts, with an
english translation and notes, by lady Charlotte Guest; London and Llandovery, 1837-49. -
II. Poèmes des Bardes bretons du sixième siècle, traduits pour la première fois, par Th. Hersart de
La Villemarqué; Paris et Rennes, 1850. III. The Ecclesiastical Antiquities of the Cymry, by
Ed. Williams, London and Llandovery.

Lorsqu'en voyageant dans la presqu'île armoricaine, on dépasse la région, plus rapprochée du continent, où se prolonge la physionomie gaie, mais commune, de la Normandie et du Maine, et qu'on entre dans la véritable Bretagne, dans celle qui mérite ce nom par la langue et la race, le plus brusque changement se fait sentir tout à coup. Un vent froid, plein de vague et de tristesse, s'élève et transporte l'âme vers d'autres pensées; le sommet des arbres se dépouille et se tord; la bruyère étend au loin sa teinte uniforme; le granit perce à chaque pas un sol trop maigre pour le revêtir; une mer presque toujours sombre forme à l'horizon un cercle d'éternels gémissemens. Même contraste dans les hommes à la vulgarité normande, à une population grasse et plantureuse, contente de vivre, pleine de ses intérêts, égoïste comme tous ceux dont l'habitude est de jouir, succède une race timide, réservée, vivant toute au dedans, pesante en apparence, mais sentant profondément et portant dans ses instincts religieux une adorable délicatesse. Le même contraste frappe, dit-on, quand on passe de l'Angleterre au pays de Galles, de la basse Écosse, anglaise de langage et de mœurs, au pays des Gaëls du nord, et aussi,

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mais avec une nuance sensiblement différente, quand on s'enfonce dans les parties de l'Irlande où la race est restée pure de tout mélange avec l'étranger. Il semble que l'on entre dans les couches souterraines d'un autre âge, et l'on ressent quelque chose des impressions que Dante nous fait éprouver quand il nous conduit d'un cercle à un autre de son enfer.

On ne réfléchit pas assez à ce qu'a d'étrange ce fait d'une antique race continuant jusqu'à nos jours et presque sous nos yeux sa vie propre dans quelques îles et presqu'îles perdues de l'Occident, de plus en plus distraite, il est vrai, par les bruits du dehors, mais fidèle encore à sa langue, à ses souvenirs, à ses mœurs et à son génie. On oublie surtout que ce petit peuple, resserré maintenant aux confins du monde, au milieu des rochers et des montagnes où ses ennemis n'ont pu le forcer, est en possession d'une littérature qui a exercé au moyen âge une immense influence, changé le tour de l'imagination européenne et imposé ses motifs poétiques à presque toute la chrétienté. Il ne faudrait pourtant qu'ouvrir les monumens authentiques et maintenant presque oubliés du génie gallois pour se convaincre que cette race a eu sa manière originale de sentir et de penser, que nulle part ailleurs l'éternelle illusion ne se para de plus séduisantes couleurs, et que, dans le grand concert de la nature humaine, aucune famille n'égala celle-ci pour les sons pénétrans qui vont au cœur. Hélas! elle est aussi condamnée à disparaître, cette émeraude des mers du couchant! Arthur ne reviendra pas de son île enchantée, et saint Patrice avait raison de dire à Ossian : « Les héros que tu pleures sont morts; peuvent-ils renaître? » Il est temps de noter, avant qu'ils passent, ces tons divins, expirant à l'horizon devant le tumulte croissant de l'uniforme civilisation. Quand la critique ne servirait qu'à recueillir ces échos lointains et à rendre une voix aux races qui ne sont plus, ne serait-ce pas assez pour l'absoudre du reproche qu'on lui adresse trop souvent et sans raison de n'être que négative?

D'excellens ouvrages facilitent aujourd'hui la tâche de celui qui entreprend l'étude de cette curieuse phase de l'esprit humain. Le pays de Galles surtout se distingue par une activité scientifique et littéraire vraiment surprenante. Là, des travaux qui honoreraient les écoles les plus savantes de l'Europe sont l'œuvre d'amateurs dévoués. Un paysan, Owenn Jones, publia en 1801, sous le titre d'Archéologie galloise de Myvyr, ce merveilleux répertoire qui est encore aujourd'hui l'arsenal des antiquités kymriques. Une foule de travailleurs érudits et zélés, MM. Aneurin Owenn, Thomas Price de Crickhowel, William Rees, John Jones, marchant sur les traces du paysan de Myvyr, s'attachèrent à compléter son œuvre et à tirer parti des

trésors qu'il y avait entassés. Une femme aussi distinguée par son esprit que par la haute position qu'elle occupe dans la société anglaise, lady Charlotte Guest, s'est chargée de faire connaître à l'Europe le merveilleux recueil des Mabinogion (1), la perle de la littérature galloise, l'expression la plus complète du génie kymrique. Ce magnifique ouvrage, achevé en douze années avec un soin philologique digne de l'érudit le plus consommé et ce luxe que le riche amateur anglais peut seul donner à ses publications, restera sans contredit comme l'un des plus beaux monumens littéraires de notre temps, et attestera un jour combien la conscience des races celtiques dut être encore vivace en notre siècle pour inspirer à une femme le courage d'entreprendre et d'achever un aussi vaste monument. L'Écosse et l'Irlande se sont enrichies également d'une foule de mémoires sur leur ancienne histoire. Notre Bretagne enfin, quoique trop rarement étudiée avec cette rigueur de philologie et de critique que l'on exige maintenant dans les œuvres d'érudition, a fourni aux antiquités celtiques son contingent de travaux estimables. Il y a donc dans ce domaine tout un ensemble de recherches à mettre en lumière, une série de résultats à constater, quelques-uns à contester peut-être, et telle est la tâche où nous voudrions nous essayer aujourd'hui.

I.

Si l'excellence des races devait être appréciée par la pureté de leur sang et l'inviolabilité de leur caractère, aucune, il faut l'avouer, ne pourrait le disputer en noblesse aux restes encore subsistans de la race celtique (2). Jamais famille humaine n'a vécu plus isolée du monde et plus pure de tout mélange étranger. Resserrée par la conquête dans des îles et des presqu'îles oubliées, elle a opposé une barrière infranchissable aux influences du dehors: elle a tout tiré d'elle-même, et n'a vécu que de son propre fonds. De là cette puis

(1) Le mot mabinogi (au pluriel mabinogion) désigne une forme de récit romanesque particulière au pays de Galles. L'origine et la signification primitive de ce mot sont fort incertaines.

(2) Pour éviter tout malentendu, je dois avertir que par le mot celtique je désigne ici, non l'ensemble de la grande race qui a formé, à une époque reculée, la population de presque tout l'Occident, mais uniquement les quatre groupes qui de nos jours méritent encore de porter ce nom, par opposition aux Germains et aux néo-Latins. Ces quatre groupes sont : 1° les habitans du pays de Galles ou Cambrie et de la presqu'ile de Cornwall, portant encore de nos jours l'antique nom de Kymris; 2o les Bretons bretonnans, ou habitans de la Bretagne française parlant bas-breton, qui sont une émigration des Kymris du pays de Galles; 3o les Gaëls du nord de l'Écosse, parlant gaëlic; 4o les Irlandais, bien qu'une ligne très profonde de démarcation sépare l'Irlande du reste de la famille celtique.

sante individualité, cette haine de l'étranger qui, jusqu'à nos jours, a formé le trait essentiel de ces peuples. La civilisation romaine ne les atteignit qu'à peine et ne laissa parmi eux que peu de traces. L'invasion germanique les refoula, mais ne les pénétra point. A l'heure qu'il est, ils résistent encore à une invasion bien autrement dangereuse, celle de la civilisation moderne, si destructive des variétés locales et des types nationaux. L'Irlande en particulier (et là peut-être est le secret de son irrémédiable faiblesse) est la seule terre de l'Europe où l'indigène puisse produire les titres de sa descendance, et affirmer avec assurance, jusqu'aux ténèbres anté-historiques, la race d'où il est sorti.

C'est dans cette vie retirée, dans cette défiance contre tout ce qui vient du dehors, qu'il faut chercher l'explication des traits principaux du caractère de la race celtique. Elle a tous les défauts et toutes les qualités de l'homme solitaire : à la fois fière et timide, puissante par le sentiment et faible dans l'action; chez elle, libre et épanouie; à l'extérieur, gauche et embarrassée. Elle se défie de l'étranger, parce qu'elle y voit un être plus raffiné qu'elle, et qui abuserait de sa simplicité. Indifférente à l'admiration d'autrui, elle ne demande qu'une chose, qu'on la laisse chez elle. C'est par excellence une race domestique, formée pour la famille et les joies du foyer. Chez nulle autre race, le lien du sang n'a été plus fort, n'a créé plus de devoirs, n'a rattaché l'homme à son semblable avec autant d'étendue et de profondeur. Toute l'institution sociale des races celtiques n'était à l'origine qu'une extension de la famille. Une expression vulgaire atteste encore aujourd'hui que nulle part la trace de cette grande organisation de la parenté ne s'est mieux conservée qu'en Bretagne. C'est en effet une opinion répandue en ce pays que le sang parle, et que deux parens inconnus l'un à l'autre, se rencontrant sur quelque point du monde que ce soit, se reconnaissent à la secrète et mystérieuse émotion qu'ils éprouvent l'un devant l'autre. Le respect des morts tient au même principe. Nulle part la condition des morts n'a été meilleure, nulle part le tombeau ne recueille autant de souvenirs et de prières. C'est que la vie n'est pas pour ce peuple une aventure personnelle que chacun court pour son propre compte et à ses risques et périls c'est un anneau dans une longue tradition, un don reçu et transmis, une dette payée et un devoir accompli.

On aperçoit sans peine combien des natures aussi fortement concentrées étaient peu propres à fournir un de ces brillans développemens qui imposent au monde l'ascendant momentané d'un peuple, et voilà sans doute pourquoi le rôle extérieur de la race kymrique a toujours été secondaire. Dénuée de toute expansion, étrangère à toute idée d'agression et de conquête, peu soucieuse de faire prévaloir sa

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