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cette œuvre serait facile au grand-duc, au milieu de populations douces et sympathiques, avec l'aide d'hommes intelligens qui ont conspiré pour son retour. Par malheur, les gouvernemens attendent toujours la pression des événemens pour agir dans un sens de justice et de modération, et alors ils agissent mal, tandis qu'ils pourraient à d'autres instans agir en toute sûreté et se préserver des catastrophes de l'avenir.

La Hollande vient d'avoir une crise ministérielle qui a amené la retraite de M. van Doorn du ministère des finances, et cette crise elle-même est la conséquence d'une discussion qui se produisait il y a quelques jours dans la seconde chambre des états-généraux, au sujet de l'abolition des droits sur l'abatage des bestiaux et des droits de tonnage. Bien que se rattachant à un ordre de faits purement économiques, la discussion qui avait lieu à ce sujet n'était guère moins vive que la discussion soulevée par l'établissement de la hiérarchie épiscopale. C'est que dans le fond on a vu et on ne pouvait manquer de voir un sens politique dans la proposition faite à la seconde chambre pour la suppression des droits d'abatage et de tonnage, d'autant plus que parmi les auteurs de cette proposition se trouvaient deux membres de l'ancien ministère, M. Thorbecke et M. van Bosse. Cette intention politique, MM. Thorbecke et van Bosse l'ont niée, il est vrai. Quoi qu'il en soit, de quel motif s'appuyaient principalement les partisans de la proposition? Ils s'appuyaient sur ce que plusieurs fois déjà on avait promis au pays des dégrèvemens qui n'avaient jamais été réalisés, malgré l'amélioration constante des finances publiques; ils ajoutaient que, dans l'état de cherté des denrées alimentaires, il était nécessaire de venir en aide aux classes malheureuses en facilitant leur subsistance; ils ne dissimulaient point enfin que leur but était de substituer la liberté commerciale au système des accises, qui n'avait d'autre effet que d'entraver le développement de l'industrie. On ne pouvait répondre à ces raisons que ce qu'avaient répondu précédemment en pareil cas MM. Thorbecke et van Bosse eux-mêmes : c'est qu'il n'était point sage de supprimer des branches de revenu sans nulle compensation pour le trésor. Politiquement, l'admission de cette proposition par la seconde chambre eut été une sorte de vote de défiance contre le cabinet, et c'est ce qui en a motivé le rejet; mais au point de vue économique, il n'en restait pas moins, aux yeux de bien des hommes éclairés, quelque chose à faire pour l'allégement de certaines charges publiques. C'est sur ce point, à ce qu'il semble, qu'a éclaté un dissentiment entre M. van Doorn et le reste du conseil. Le gouvernement désirait prendre l'initiative de certaines mesures fiscales que n'a point approuvées M. van Doorn. Pour le moment, c'est le ministre des affaires étrangères, M. van Halle, qui reste à titre provisoire ministre des finances. Rien n'indique d'ailleurs que le ministère hollandais doive subir une modification plus essentielle.

CH. DE MAZADE.

V. DE MARS.

LA

MARQUISE DE SABLÉ

II.

Transportez-vous au haut du faubourg Saint-Jacques, dans une rue assez étroite qui porte le triste nom de rue de la Bourbe, au-delà de la rue nouvelle du Val-de-Grâce; arrêtez-vous devant un édifice d'une fort modeste apparence, qu'on appelle aujourd'hui Hospice de la Maternité. Là était Port-Royal (2). Entrez dans la cour: en face était l'église, dont le chœur seul subsiste et tient lieu de l'église entière; à droite et autour de l'église s'étendait le monastère; derrière, de vastes jardins se prolongeaient, entre la rue d'Enfer et la rue SaintJacques, jusqu'à la rue qui depuis a reçu le nom de Cassini; à gauche, à une très-petite distance de l'église, est un groupe de maisons moitié anciennes et moitié nouvelles. C'est de ce côté que Me de Sablé s'était fait bâtir un corps de logis à la fois séparé du monastère et renfermé dans son enceinte. Son appartement était tout voisin du chœur de l'église, et elle avait à deux pas le parloir des religieuses. Sa maison, fort réduite, se composait de son médecin et intendant le docteur Valant, de Mlle de Chalais, son ancienne dame de compagnie, devenue pour elle une amie; d'un excellent cuisinier, de quelques domestiques, et elle eut assez longtemps un cocher et une voiture. Elle pouvait recevoir une assez nombreuse compagnie,

(1) Voyez la livraison du 1er janvier 1854.

(2) Dans ces derniers temps, on a fort justement donné à la rue de la Bourbe le nom de rue de Port-Royal.

TOME V.

1er FÉVRIER.

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sans que

l'ordre du couvent en fût le moins du monde troublé. Ses liaisons les plus chères étaient dans son voisinage, et presque à sa porte. Elle avait enlevé à la Place-Royale et attiré dans son quartier la comtesse de Maure, qui ne pouvait se passer de la voir ou de lui écrire à tout moment. Près d'elle étaient les Carmélites, où elle comptait plus d'une amie, la belle Lancry de Bains, ancienne fille d'honneur de la reine Marie de Médicis, devenue la grande et sainte prieure Marie-Madeleine de Jésus; la sœur Marthe, autrefois la charmante Mlle du Vigean, l'unique passion véritable de Condé, qu'elle avait tant vue au Louvre et à Chantilly; Mlle d'Épernon, qui avait fui dans la pieuse maison la couronne de Pologne; surtout l'aimable, spirituelle et judicieuse Mlle de Bellefond, si connue sous le nom de la mère Agnès de Jésus-Maria. Elle n'avait pas grand chemin à faire pour aller rendre ses devoirs à la reine Anne dans ses fréquentes retraites au Val-de-Grâce, ou à Mademoiselle au Luxembourg. L'hôtel de Condé n'était pas bien loin, à la place où sont aujourd'hui le théâtre et la rue de l'Odéon. La duchesse d'Aiguillon habitait au Petit-Luxembourg, et Mme de La Fayette rue de Vaugirard. Pascal demeurait sur la fin de sa vie avec sa sœur, Mme Périer, rue NeuveSaint-Étienne-du-Mont. L'hôtel de La Rochefoucauld était rue de Seine, l'hôtel de Conti près de là. Mme de Longueville était presque la seule amie qu'elle eût au-delà des ponts, d'abord rue des Poulies et un peu plus tard rue Saint-Thomas-du-Louvre; mais Mme de Longueville passait sa vie à l'hôtel de Condé, et elle avait un logement aux Carmélites, d'où elle venait sans cesse à Port-Royal. On peut donc dire que Mme de Sablé, bien que retirée à l'extrémité du faubourg Saint-Jacques, conservait autour d'elle toutes ses amitiés, et les avait en quelque sorte sous sa main.

Quelquefois l'esprit du lieu qu'elle habitait la saisissait, et elle s'enfonçait dans une solitude où elle ne laissait pénétrer personne. Elle disparaissait du monde, à ce point que l'abbé de La Victoire, mécontent de n'être pas reçu, dit un jour en parlant d'elle: «Feu Me la marquise de Sablé (1). » Il paraît qu'elle en usait ainsi avec La Rochefoucauld lui-même, car il lui écrit: « Je ne sais plus d'inventions pour entrer chez vous, on m'y refuse la porte tous les jours, etc. (2). » Elle évitait alors jusqu'à Mme de La Fayette, et nous trouvons parmi les papiers de Valant le débris d'une lettre inédite, à demi épargnée par le temps et les amateurs d'autographes, où Mme de La Fayette se plaint, même assez vivement, de n'avoir pas été admise. « Je sens bien, dit-elle, que j'en suis très offensée, et je connois par là que j'é

(1) Tallemant, t. II, p. 329.

(2) OEuvres complètes de La Rochefoucauld, chez Ponthieu, in-8°, 1825 (édition donnée par le marquis Gaëtan de La Rochefoucauld), p. 458.

tois encore plus attachée à vous que je ne pensois, car assurément il y a un bien petit nombre de personnes au monde qui m'offensassent en ne me voulant plus voir. Je ne vous dis pas tout ceci pour vous faire changer de résolution, mais pour vous faire un peu de honte de l'avoir prise, en vous faisant voir que je méritois que vous me distinguassiez un peu des autres par les sentimens que j'ai pour vous, mais non pas de la manière que vous m'avez distinguée (1). » Si dans ces temps-là Mme de Longueville n'était pas tout à fait enveloppée dans la disgrâce commune, elle était au moins un peu négligée. C'est ce qu'elle remarque doucement et avec grâce (2): « Si on pouvoit vous laisser là, vous en seriez bien contente, car vous ne prévenez jamais les gens. Je souhaite au moins que ce ne soit que par esprit de solitude, et de peur d'attirer quelqu'un dans vostre désert; car encore que je prétende estre une exception à la règle que vous pratiquez là-dessus, je m'accommoderois toujours mieux de cette raison que d'une autre. »

Il est certain, quoique un peu singulier, que Mme de Sablé avait gardé à Port-Royal la fine cuisine, le soin extraordinaire de sa santé et la fertilité d'inventions médicales dont Mademoiselle se moque agréablement dans la Princesse de Paphlagonie. Passe encore pour le premier point, car enfin ce n'était là que l'excès d'une délicatesse qui se peut comprendre, et une sorte de fidélité au caractère de précieuse. Comme la précieuse ne faisait rien suivant le commun usage, elle ne pouvait aussi dîner comme une autre. Nous avons cité un passage de Mme de Motteville (3) où Me de Sablé est représentée dans sa première jeunesse, à l'hôtel de Rambouillet, soutenant que la femme est née pour servir d'ornement au monde et recevoir les adorations des hommes. La femme digne de ce nom devait toujours paraître au-dessus des besoins matériels, et retenir même dans les

(1) Voici un autre billet de Mme de La Fayette à Mme de Sablé dans une occasion semblable: « Il y a une éternité que je ne vous ai veue, et si vous croyez, madame, qu'il ne m'en ennuye point, vous me faittes une grande injustice. Je suis résolue à avoir l'honneur de vous voir, quand vous ŝeriez ensevelie dans le plus noir de vos chagrins. Je vous donne le choix de lundy ou de mardy, et de ces deux jours-là je vous laisse à choisir l'heure, depuis huit du matin jusques à sept du soir. Si vous me refusez après toutes ces offres-là, vous vous souviendrez au moins que ce sera par une volonté très déterminée que vous n'aurez pas voulu me voir, et que ce ne sera pas ma faute. Ce dimanche au soir. » - Autre billet de la même et du même genre : « Ce mardy au soir. De peur qu'il n'arrive quelque changement à la bonne humeur où vous estes, j'envoye tristement sçavoir si vous me voulez voir demain. J'irai chez vous incontinent après disné, car je vous cherche seule; et si vous envisagez des visites, remettez-moi à un autre jour. Il est vrai qu'il faut que vous ayez de grands charmes, ou que je ne sois guère sujette à m'offenser, puisque je vous cherche après tout ce que vous m'avez fait. » (2) Bibliothèque nationale, Supplément français, no 3029.

(3) Voyez notre premier article, livraison du 1er janvier dernier, p. 9.

détails les plus vulgaires de la vie quelque chose de distingué et d'épuré. Manger est une opération assez nécessaire, mais dont la vue est très peu agréable. Mme de Sablé voulait qu'on y apportât une propreté toute particulière. Selon elle, il n'appartenait pas à la première venue d'être impunément à table avec un amant : c'était assez, disait-elle, de la moindre grimace pour tout gâter (1). On devait abandonner aux bourgeoises les gros repas faits pour le corps, et avoir l'air de prendre un peu de nourriture pour se soutenir seulement et même pour se divertir, comme on prend des rafraîchissemens et des glaces. Peu de mets, mais exquis, et apprêtés d'une certaine façon. La fortune n'y suffisait pas, il y fallait un art particulier. Me de Sablé était maîtresse en cet art. Elle avait transporté l'esprit aristocratique et précieux, le bon ton et le bon goût, jusque dans la cuisine. Ses dîners, sans aucune opulence, étaient célèbres et recherchés. Elle formait ses amis à goûter les bonnes choses, et elle tenait école de friandise. La Rochefoucauld était un de ses meilleurs élèves. Il lui demande sans cesse des leçons: «Vous ne pouvez faire une plus belle charité, lui écrit-il, que de permettre que le porteur de ce billet puisse entrer dans les mystères de la marmelade et de vos véritables confitures, et je vous supplie très humblement de faire en sa faveur tout ce que vous pourrez... Si je pouvois espérer deux assiettes de ces confitures dont je ne méritois pas de manger d'autrefois, je croirois vous estre redevable toute ma vie (2). »

Mais, comme on le pense bien, ce n'était pas la table de Mme de Sablé, encore bien moins la savante pharmacie qu'elle avait aussi transportée à Port-Royal, qui attiraient chez elle tant de personnes du plus grand mérite et du plus haut rang: c'était la sûreté et l'agrément de son commerce, une obligeance inépuisable, toujours prête à prodiguer les services ou les conseils, une raison aimable, le goût très vif des choses de l'esprit, l'art heureux de faire valoir celui des autres, l'habitude et le talent des belles conversations et des occupations élégantes. Ainsi se rassembla peu à peu autour d'elle une

(1) Tallemant, t. IV, p. 156.

(2) Œuvres de La Rochefoucauld, p. 454 et 468. Le texte cité est pris sur la lettre autographe qui est dans le IIe portefeuille de Valant, p. 180. L'imprimé donne sans nul motif: « Vous ne sauriez faire plus belle charité, » omettant le mot une, et donnant ainsi à la phrase un air plus ancien. Ce sont là des riens, mais ces riens multipliés changent le caractère du style. On ne peut comprendre pourquoi les éditeurs ont si mal copié et tant défiguré les lettres de La Rochefoucauld, bien faciles à lire pourtant avec leur longue et grande écriture à la Louis XIV. Ces lettres si bien tournées, souvent si intéressantes, attendent encore un éditeur intelligent et soigneux. Si nous étions plus jeune, nous tâcherions d'ètre cet éditeur-là, d'autant plus que nous pourrions joindre aux lettres déjà connues bien des lettres nouvelles, parmi lesquelles il en est de fort impor

tantes.

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