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JASMIN

ET LA

POÉSIE POPULAIRE MÉRIDIONALE.

I. Langue française, langue gasconne, poème de Jasmin.
II.. - Li Prouvençalo, poésies provençales recueillies par J. Roumanille.

Il y a dans l'histoire des œuvres de l'esprit, à toutes les époques et dans tous les pays, un chapitre auquel Disraéli, le père du spirituel orateur anglais contemporáin, a donné un nom, c'est celui des curiosités littéraires : nom plein de charme pour ceux qui aiment à pénétrer tous les secrets du travail des intelligences et du monde de la pensée. Il ne s'applique point exclusivement à tout ce qu'une curiosité érudite et critique peut découvrir de détails obscurs, de dates oubliées, de traits altérés ou méconnus. N'est-ce point le nom le mieux trouvé pour désigner tout un ensemble de recherches, de révélations singulières, de nuances ou de faits piquans, en un mot tout ce qui a l'attrait de l'inattendu et de la nouveauté en dehors des voies battues et explorées? La civilisation intellectuelle se développe avec une simplicité apparente, en droite ligne, si l'on nous permet ce mot; elle a ses lois génératrices, ses conditions fixes, son expression acceptée et saluée, son type unique auquel se rapportent toutes les œuvres et tous les talens dans leur originalité même. Sous cette simplicité cependant, à travers ce triomphe de certaines tendances générales, de

certaines influences qui semblent laisser sur tout leur empreinte, voici les manifestations les moins prévues, les faits qui tranchent avec les théories, les diversions mystérieuses de l'inspiration et du talent; voici les génies qui se réveillent, les langues dépossédées qui font encore écouter leurs accens dans le bruit des langues dont la civilisation a consacré l'usage: variété étrange et puissante, qui se produit, non pour protester essentiellement contre le cours général des choses, non pour reformer le travail des siècles, mais pour montrer comment la vie n'est point aussi simple qu'on le pense parfois, combien au contraire il y a en elle d'élémens complexes, - inépuisable aliment de l'esprit d'investigation! Quel épisode aurait mieux sa place dans cet ordre de curiosités littéraires que l'histoire de ces idiomes populaires qui restent comme l'expression originale et survivante d'un génie local, qui ont leur destinée spéciale et leurs traditions, leurs éclipses et leurs caprices de renaissance? Le génie poétique de l'Angleterre suit son cours et se développe de Shakspeare à Milton, de Milton à Pope, de Pope à Byron; mais à côté fleurit dans l'idiome écossais toute une poésie qui commence au roi Jacques, auteur de l'Église du Christ au milieu de la pelouse, qui s'est réveillée au dernier siècle avec Allan Ramsay, et qui a été continuée de nos jours par Robert Burns. Auprès de Goethe et de Schiller, Hebel, l'auteur des Poésies Alémaniques, chante la Wiese et décrit les scènes champêtres de l'Oberland badois dans le dialecte de sa contrée natale. Enfin, dans l'éclat même de la poésie française contemporaine ne s'est-il pas produit une sorte de rajeunissement de l'idiome méridional, dont Jasmin reste, sinon la seule, du moins la plus brillante expression? De toute cette poésie rustique et populaire, on pourrait dire ce que Burns dit d'Allan Ramsay dans son fragment de la Poésie pastorale : « Avance, honnête Allan!... tu peins la vieille nature dans tes doux vers calédoniens... C'est dans des vallons de pâquerettes que coule ton ruisseau, où de jolies filles blanchissent leur linge... les amours champêtres sont la nature même : nul débordement de galimatias ampoulé, nulle idée confuse, mais la douce magie de l'amour!... >>

Poésie populaire, poètes populaires! quel est le vrai sens de ces mots? quelle application trouvent-ils aujourd'hui? Notre temps,—— et en cela il a offert moins de nouveauté peut-être qu'on ne l'a cru, - notre temps a vu des laboureurs, des forgerons, des bergers, des coiffeurs, se révéler tout à coup poètes, quelques-uns poètes dans l'acception la plus large et la plus élevée du mot. L'expression de leur génie est-elle cependant ce qu'on peut proprement appeler la poésie populaire? N'y a-t-il point au contraire une nuance sensible et curieuse à observer? Dans l'histoire de l'inspiration humaine, le caractère le plus frappant de la poésie populaire, c'est d'être profon

dément naïve et spontanée; elle jaillit de l'âme d'une race comme une flamme d'un foyer invisible. Sous une forme simple et ingénue, c'est le résumé de l'existence d'un peuple, de ses luttes, de ses malheurs, de ses exaltations, de ses instincts les plus vivaces, de ses sentimens les plus chers. La poésie populaire est comme l'idéalisation de la vie nationale et domestique par les événemens qu'elle raconte, par tout cet ensemble de mœurs, de croyances et d'usages qu'elle reproduit dans des chants répétés au grand jour des réunions publiques ou le soir dans le foyer; mais comment naît-elle ? quelle est sa manière de se manifester? Le mystère plane d'habitude sur son origine, presque toujours elle est anonyme, et rien n'est plus difficile que de retrouver le nom de quelqu'un de ces rapsodes qui puisa un jour son inspiration dans la conscience populaire. Sans nul doute, dans leur conception première, ces chants passionnés et simples sont l'œuvre de quelque imagination individuelle particulièrement douée; mais à peine sont-ils nés, l'auteur qui leur a donné la première forme disparaît, la tradition s'en empare, les conserve, les popularise, les propage,

jusqu'à ce qu'il vienne un instant où ces fragmens recueillis et fixés se trouvent être, en même temps qu'un vaste dépôt poétique, les élémens les plus précieux pour aider à l'intelligence de tout un pays et de toute une époque; c'est par là que la poésie est vraiment populaire, c'est-à-dire qu'elle est tellement imprégnée de l'esprit et de la vie morale d'une race, qu'elle semblerait dictée par le génie voilé de cette race elle-même. Tel est le Romancero, épopée de la vie guerrière et chevaleresque de l'Espagne; tels sont les chants populaires de la Bretagne dans leur dramatique et naïve simplicité. Le même caractère se révèle dans les chants de la Grèce moderne, fragmens longtemps dispersés et répétés à Scio, à Samos, dans les solitudes du mont Olympe.

En est-il ainsi de l'œuvre nouvelle de ces rapsodes qui peuvent passer à bien des titres pour représenter la poésie populaire contemporaine? Ils sont du peuple par leur origine, par les habitudes de leur vie, — ce qui ne les range point heureusement dans ces catégories de poètes ouvriers si singulièrement créées de nos jours, comme s'il y avait de la poésie d'ouvriers et de la poésie d'hommes qui ne sont pas ouvriers. Les scènes qu'ils décrivent, les mœurs qu'ils dépeignent, les sentimens qu'ils expriment le plus souvent sont du peuple; c'est du peuple encore qu'ils reçoivent leur instrument, leur langue, une langue rustique et imagée. Rien donc ne semblerait leur manquer en apparence; il y a seulement dans leurs vers quelque chose de plus que dans la poésie populaire : l'empreinte individuelle, la marque de l'homme qui trouve en lui-même les secrets d'un art. délicat et recherché. C'est une poésie qui a un nom : elle s'appelle

Burns en Écosse, elle s'appelle Jasmin dans le midi de la France. Aussi faut-il bien s'entendre quand on parle de ces aimables inventeurs. Ce qui les caractérise moralement, c'est que, nés dans la condition la plus humble, ils ont pu s'élever jusqu'aux sommets les plus lumineux de l'inspiration. Ce sont des poètes comme tous les poètes dans les langues reçues, quand on considère leur art et les procédés de leur esprit; ce sont des poètes populaires uniquement par la source où leur imagination va puiser, et par les dialectes dont ils se servent. A ce dernier point de vue surtout, ils sont le phénomène exceptionnel et saisissant de contrées où il y a eu lutte entre divers idiomes, soit par suite de la conquête, soit par suite de la fusion obligée des races, et où le mélange ne s'est point tellement accompli, que quelque chose du passé ne survive encore et ne cherche à se produire.

Un des faits les plus curieux de notre temps, c'est ce réveil ou cette persistance de certains idiomes restés populaires, et que rien jusqu'ici n'a pu faire disparaître. On appelle souvent ces idiomes des patois comme pour leur imprimer un sceau de dérision ou de vulgarité. Ce ne sont nullement des patois dans le sens vulgaire de ce mot, - du moins quelques-uns. Ce sont des langues qui n'ont point eu la fortune pour elles, mais qui ont vécu et qui ont gardé assez de leur sève première pour servir de temps à autre d'instrument à quelque inspiration inattendue. Au milieu du cours éclatant et si différent de la civilisation intellectuelle, pourquoi n'y aurait-il pas un intérêt particulier dans ces éclairs qui jaillissent parfois de l'obscurité où sont tombées ces langues? Ce n'est pas seulement au point de vue littéraire que cet intérêt peut exister; l'histoire y trouve ses lumières, les plus délicats problèmes en ressortent. Comment ces langues se sont-elles formées, et quelle a été leur destinée ?Par quels mystérieux et intimes rapports se lient-elles au mouvement général de la civilisation? Que représentent-elles dans l'ordre littéraire aussi bien que dans l'ordre de la politique et de l'histoire? - Ce qu'elles représentent littérairement? Elles sont à coup sûr une forme spéciale et distincte d'une certaine inspiration populaire. -Ce qu'elles représentent historiquement? Débris des idiomes locaux mêlés à la langue latine, l'idiome parlé encore aujourd'hui dans le midi de la France est le dernier témoignage de toute une époque, et cette époque, c'est celle de ce monde intermédiaire auquel on a donné le nom de monde

roman.

Si c'est une assertion extrême de supposer qu'il a existé un monde de ce nom complétement constitué, défini et limité, ayant une langue unique, il n'est point douteux du moins qu'il s'est essayé quelque chose dans ce sens. Politiquement autant que littérairement, il y a eu l'ébauche confuse et vague d'un monde roman qui s'étendait à la

Catalogne, à une partie du nord de l'Espagne, à tout un côté de l'Italie, à une grande portion de la France actuelle, et qui avait une langue identique dans le fond, au milieu de la variété même de ses dialectes. Qu'est-il résulté de ce travail à l'issue du moyen âge, au lendemain du XIe siècle et des luttes des Albigeois, qui mettaient en présence le génie du Nord et cette précoce civilisation méridionale? Il en est résulté la prépondérance définitive de la langue française et la défaite de cette langue romane, déjà illustrée par la poésie des troubadours. Comprimée dans son essor et dans son développement, elle est restée un ensemble de dialectes; exilée dans le peuple, elle n'a plus été que la langue de la chaumière, de l'atelier, du paysan, du laboureur, — et, même dans ces conditions populaires, elle n'en a pas moins eu de siècle en siècle ses traditions. Chaque dialecte a eu ses poètes. Pour ne citer que les principaux, dans la Provence c'est Nicolas Saboly, l'auteur des naïfs et populaires Noëls provençaux; dans le Languedoc, au XVIIe siècle, c'est Goudouli, qui, un peu différent de notre contemporain Jasmin, vendait sa vigne pour boire, et qui n'en a pas moins consacré à la mort d'Henri IV des vers que Malherbe n'égalait point. Au XVIIe siècle, dans le Béarn, c'est Despourrins, le gracieux et piquant poète pyrénéen. Telle qu'elle a été, avec son passé et les grâces de son premier épanouissement, même en périssant dans sa fleur comme idiome littéraire, cette langue n'a-t-elle point eu son influence? Elle a communiqué quelque chose de son ingénieux éclat aux poésies modernes, et encore au xvI° siècle, Montaigne, en abeille industrieuse, faisait passer dans sa prose si colorée et si nourrie quelques-unes de ses expressions les plus familières, lorsqu'elle n'était déjà plus qu'une langue populaire et rustique.

Qu'on ne croie pas d'ailleurs qu'il ait suffi d'un jour pour décider la lutte entre les deux langues, pour créer cette distinction qui existe aujourd'hui, d'un idiome employé par certaines classes sociales, dans certaines circonstances, dans tous les actes de la vie publique, et d'un idiome parlé uniquement par le peuple ou dans la vie familière. A l'époque du traité des Pyrénées, la langue française était encore une langue étrangère pour toutes les classes dans le Roussillon, et ce n'est qu'à la fin du XVIIe siècle que l'autorité de Louis XIV parvenait à la faire admettre soit dans les actes civils, soit, par les prêtres, dans les prédications religieuses. Il y a moins de cent ans que des académiciens de Marseille avouaient qu'ils pensaient en provençal. Une des dernières et des plus singulières fortunes de la langue méridionale au siècle passé était la représentation à la cour d'un opéra languedocien étrange contraste, on en conviendra, entre les grâces rustiques de la muse languedocienne et les grâces peu naïves du temps. C'était en 1754; l'opéra s'appelait

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