Page images
PDF
EPUB

le prenant pour un païen, son ami Roland; puis il s'excuse, il l'embrasse, et il meurt. L'archevêque Turpin, blessé à mort, conserve assez de force pour bénir les corps que Roland a rangés devant lui; et comme il voit Roland se pàmer, il se traîne jusqu'au ruisseau pour puiser de l'eau avec l'olifant; mais la vie l'abandonne dans ce dernier effort, et Roland, revenant à lui, ne trouve plus que son cadavre.

[graphic]
[graphic]

HOREL

STATUE DE ROLAND Euvre du XIIIe siècle, sculptee au portail de la cathédrale de Vérone.

Enfin, c'est le tour de Roland. S'il ne s'agissait ici d'un vieux trouvère anonyme, écrivant dans une langue que les Français se sont décidés, par une singulière paresse, à traiter d'enfantine et de barbare, il n'y aurait qu'une voix sur la suprème beauté de ce passage. Et d'abord, la scène est préparée de la façon la plus sûre. Un à un, les compagnons de Roland sont tombés. Lui, le héros, il survit à tous. Tant qu'il luttait au milieu des siens, nous admirions sa vigueur et sa bravoure; mais maintenant il se détache, plus héroïque encore, car nous sentons qu'une volonté supérieure retient seule la vie dans ce corps épuisé et sanglant. Pourtant, il n'a reçu des païens aucun coup mortel. Il n'a qu'une brèche à son casque, celle que lui fit l'épée d'Olivier. Il n'a qu'une déchirure, sa tempe ouverte qui a crevé, quand il jetait à Charlemagne, par-dessus les monts, l'appel désespéré de son olifant; mais par là son sang s'écoule, et sa dernière heure est proche. Cherchez dans l'épopée ancienne ou étrangère, vous n'y trouverez pas de scène pareille : un

STATUE D'OLIVIER Euvre du XIII° siècle, sculptée au portail de la cathédrale de Vérone.

héros qui meurt invaincu, seul, la face tournée vers les ennemis épouvantés, une main tendue vers Dieu, l'autre sur sa bonne épée, dont par trois fois il rappelle les prouesses avec une fierté mélancolique, et percevant au loin, dans l'étourdissement de son agonie, la marche sûre et formidable du vengeur.

3. Les personnages. On a voulu, par une sorte de sophisme scolaire, établir une comparaison suivie entre les personnages de l'Iliade et ceux de la Chanson de Roland. Cette comparaison n'est légitime que si l'on tient à constater, dans deux épopées primitives, conçues à deux moments psychologiques et sociaux tout à fait opposés, certaines analogies curieuses. Sans doute, Roland ressemble à Achille, en ce sens que tous deux ils incarnent la vaillance excessive; et Olivier peut être rapproché du Troyen Hector, parce que, comme jui, il fait contraste, par son courage raisonné et par sa prudence sans faiblesse, avec la bravoure téméraire et inconsciente. Mais, poussé plus loin, le parallèle devient artificiel jusqu'au ridicule. Je veux bien encore que le duc Naimes soit le Nestor de notre épopée. Mais que dire de ceux qui font « faire vis-à-vis » à Charlemagne et à Agamemnon, à l'archevêque Turpin et au devin Calchas?

Roland. — Roland a pour lui la beauté (1); une force physique prodigieuse (2); son courage égale sa force (3); il est fidèle à son roi (4); mais il est orgueilleux, et par sa démesure il est responsable du désastre (5). Ni cette bravoure, ni cet orgueil n'excluent la pitié; il aime Olivier (6); il sait pleurer et soupirer (7); il est pieux, et n'oublie pas, en mourant, de battre sa coulpe (8). Ce caractère n'est donc pas tout d'une pièce; ce n'est pas de lui qu'on peut dire : « Et rien d'humain ne bat sous cette bonne armure. » Il n'est << ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant », comme Aristote l'exige du héros tragique. Quand on l'éludie sans prévention, on y trouve, autant que le permettent les circonstances où il agit, une certaine complexité. M. J. Bédier écrit: « En ce poème, Roland et ses compagnons, loin de subir leur destinée, en sont les artisans au contraire, et les maîtres, autant que des personnages cornéliens. Ce sont leurs caractères qui engendrent les faits et les déterminent, et mieux encore, c'est le caractère du seul Roland. » (Légendes épiques, III, 411.)

Olivier. « Roland est preux, mais Olivier est sage. » Le caractère d'Olivier şe soutient d'un bout à l'autre du poème. Sage, il l'est dans le conseil de Charlemagne (9), avant la bataille (10), quand il demande à Roland de sonner du cor (11) et quand il raille Roland qui se décide trop tard à lui obéir (12); son amitié est sincère et franche (13); sa bravoure, dans le combat, égale celle de Roland (14).

Charlemagne.

Charlemagne, qui en 778 n'avait que trente-sept ans, nous est représenté, dans le Roland, comme un ancêtre : « Il a la barbe blanche et le

(1) Nous renvoyons aux numéros des laisses, édition L. Gautier. Ce sera un excellent exercice pour les élèves que de chercher eux-mêmes ces citations, pour en tirer un portrait de Roland, d'Olivier, etc... Laisse XCV.

(2) CXXXVII et passim. ·(3) XCI. CLXV, CLXVII, CLXXXIII, etc. - (4) XCII, XCIII. —- (5) XIV, XVIII, LXI, LXV, LXXXVII, et suivantes. (6) CLXXII, CLXXIII, CLXXXIX, CXC, etc. (7) CCIII. (8) CCI, CCHI. (9) XVIII. (10) LXXXIV, LXXXV. (11) LXXXVII à XCH, et XCVI. (12) CL à CLIV. (13) XVIII, CLXXI ȧ CLXXV (14) CX, CXI, CXXX, CXVIII, CXLVII, etc...

-

[ocr errors]

chef tout fleuri (1)»; et, cette barbe, tantôt il l'invoque (2), tantôt il l'étale sur sa cuirasse (3), tantôt il la tire et l'arrache en signe de douleur (4); Marsile a pour Charlemagne une sorte de terreur superstiticuse, il le croit âgé de deux cents ans (5). Le grand empereur consulte ses barons (6) non pour se laisser dicter des ordres, mais pour s'éclairer. Son souvenir est sans cesse présent à l'esprit des combattants de Roncevaux (7), et surtout il est invoqué par les mourants (voir mort de Roland) (8). Charlemagne les aime autant qu'il en est aimé; voyez son angoisse quand

[graphic]

il entend le cor de Roland (9), sa douleur quand il retrouve les corps de ses barons (10), son indignation quand on lui propose de faire grâce au traître Ganelon (11). Il n'est pas moins brave que Roland, et frappe de rudes coups dans la bataille (12). Mais au milieu de tous ces chevaliers, qui semblent n'avoir d'autre fonction que de pourfendre leurs ennemis, et qui, le combat fini, se reposent, l'Empereur représente le chef suprême qui, dans les intervalles de l'action, pense et prévoit; il n'est pas seulement un bras, il est un cerveau. Son sommeil est agité, il a des songes, et les anges de Dieu lui parlent (13).

[ocr errors]

LA MORT DE ROLAND

D'après une miniature de la fin du XIVe siècle tirée d'un manuscrit des Grandes Chroniques de France.

Turpin. Quant à l'archevêque Turpin, il a, lui aussi, son caractère cohérent, vivant et très distinct des précédents. Prêtre et soldat, son originalité consiste à ne jamais oublier qu'il est à la fois l'un et l'autre. Après avoir donné aux Français sa bénédiction (14), il se bat en preux (15); quand il entend la dispute de Roland et d'Olivier, il les sépare, et prononce des paroles sensées (16) ; il est blessé à mort et frappe toujours (17), et, le dernier, il combat aux côtés de Roland. Sa mort est celle d'un prêtre; il bénit les corps rassemblés par

(1) VIII. (2) XVII.

[ocr errors]

- (3) CLXI, CCLIV. (4) CCIV, CCXLI, CCCXVIII. (5) XLII, XLIII, XLIV. (6) VIII à XXVII et CCXCVIII à CCCIV.- (7) XC, XCI, XCIII, XCIV, etc...- (8) CXCVIII à CCIII. (9) CLV à CLXI. (11) CCCIII, CCCIV. (12) CCLXVI à ССХСІІ. (13) CCXI à CCXIII. (14) XCIII, XCIV. (15) CXXXIV, CXLII. (17) CLXXIX, CLXXX.

[ocr errors]

(10) CCXXXI à CCXL.

[ocr errors]

[ocr errors]

(16) CLIII.

[ocr errors]

Roland (1), il essaye de secourir Roland qui se pâme, et meurt de cet effort de charité.

Ganelon. Ganelon n'est point une figure banale. Il nous est représenté au début comme un beau et brave chevalier (2); devant Marsile, il défend les prétentions de Charlemagne, au risque de sa vie (3); et, même quand il apparaît devant le conseil qui doit juger sa trahison, il a belle mine et bonne tenue (4). Mais on nous le représente comme vindicatif et jaloux (5): ainsi s'explique sa trahison.

Aude.

Aude est la sœur d'Olivier, fiancée de Roland (voyez Girard de Vienne); il faut louer le poète.de lui avoir donné une douleur si noble et si discrète. Elle meurt, elle aussi, comme elle doit mourir (6).

4. Le merveilleux. Toute épopée comporte, par le recul même et par la grandeur des exploits, l'intervention du merveilleux. A mesure que l'imagination populaire exagère la situation et les actes, elle sent, toujours conduite par une logique secrète, que les seules forces humaines seraient restées au-dessous d'une pareille tâche. On ne se contente pas de rendre le héros invulnérable (Achille, Siegfried), on fait intervenir en sa faveur la divinité.

Le merveilleux de la Chanson de Roland est tout chrétien, sans aucun mélange de superstitions populaires ou de magie: c'est plutôt du surnaturel. De plus, il y en a, pour ainsi dire, un minimum. Le poète nous dit que Dieu combat avec la France; que le diable, avec Apollon et Tervagant, est du côté des Sarrazins. Mais ni Dieu ni le diable ne sortent du surnaturel subjectif pour jouer un rôle direct dans la bataille. Les seules apparitions sont celles de saint Gabriel et de saint Michel, quand ils viennent recueillir l'âme de Roland (7); à deux reprises encore, saint Gabriel descend du ciel vers Charlemagne, mais c'est en rêve qu'il lui apparaît (8). On voit quelle est la discrétion de ce merveilleux.

5. La langue et le style. Le meilleur texte que nous possédions de la Chanson de Roland est celui d'Oxford, œuvre d'un scribe anglo-normand, dont Léon Gautier place l'exécution entre 1150 et 1160. C'est une mauvaise copie, aussi mal corrigée que mal écrite ; le manuscrit original devait être rédigé en dialecte normand. - Rappelons seulement que le roman du onzième et du douzième siècle est une langue à deux cas, où le fonds latin est encore très transparent, où l'influence germanique apparaît dans la forme tout extérieure des mots. La syntaxe en est raide et peu variée : là est l'insuffisance réelle de cette langue, dont le vocabulaire n'est pas aussi pauvre que l'affirment les igno

[merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small]

ran's I formules reviennent fréquemment dans les récits et dans les description; les suppléent aux images qui sont très rares. Évidemment, la poésie du Roland est dans les situations et dans les sentiments, et presque point dans la form. Nous sommes habitués, par notre éducation classique, à ce que les poètes nous fournissent la poésie toute faite, toute parée de figures qui s'imposent à notre imagination paresseuse; et sous ce rapport, le romantisme nous a rend is encore plus passifs : nous aimons les poètes et les artistes, nous n'aimons ni la posie ni les arts. Peut-être nos pères sentaient-ils plus vivement que nous la poésie des choses; une indication rapide et sobre suggérait à leur imagination plus fraiche un tableau ou une émotion.

V. - DIFFUSION ET INFLUENCE DES CHANSONS DE GESTE.

Même si l'on admettait que nos chansons de geste sont d'origine germanique, c'est bien sur le sol gallo-romain qu'elles ont pris leur forme définitive; et sous ccite forme, elles exercèrent une influence vraiment européenne (1).

La France seule semble avoir oublié, pendant plus de trois siècles, de Ronsard à Victor Ilugo, des poèmes qui ne devaient pas être sans valeur pour avoir ainsi rayonné sur l'Europe entière. Aujourd'hui enfin, on peut parler des Chansons de geste comme d'œuvres classiques, sans se croire obligé d'affecter un dédain de bon ton envers cette littérature essentiellement nationale. Mais gardons-nous de l'excès contraire; et ne laissons pas d'avouer deux choses: la première, qu'il a manqué à l'inspiration de nos premiers trouvères ce sens de la mesure et de l'équilibre qui caractérise le véritable artiste (et c'est peut-être parce que la plupart de ces Chansons nous sont parvenues sous forme de remaniements maladroits), la seconde, que leur langue, robuste et précise, déjà bien française par la clarté, n'a pas encore acquis la souplesse nécessaire à l'expression des sentiments intimes ou à la description variée du monde extérieur.

(1) L'Allemagne traduit Roland et Aliscans (douzième et quinzième siècles); l'Angleterre se passionne surtout pour Fièrabas; dans les Pays-Bas, au douzième siècle, Roncevaux, Renaud, les Lorrains sont autant d'adaptations de nos poèmes français; en Norvège, au treizième siècle, nous trouvons une collection de Sagas (a), dont la plus célèbre est la Karlamagnus-Saga, traduite ellemême en suédois et en danois; l'Espagne s'en tint à des romances, dont les sujets sont souvent tirés de l'épopeo française.

L'Italie est, de tous les pays voisins, celui où la matière de France trouva le plus de succès. Transportées dans cette société si curieuse et si vive, nos chansons furent d'abord, dans la Lombardie et la Venėtie, répandues en français italianisé. Puis, à la fin du quatorzième siècle, on compile sous le titre de Royaux de France (Reali di Francia) nos légendes épiques; ce vaste ouvrage est suivi d'autres poèmes, l'Entrée de Spagne, Aspremont, Rinaldo, etc. Guillaume d'Orange et Ogier le Danois deviennent l'objet de longues rédactions en prose et en vers. Ce succès ne faiblit pas. A la fin du quinzième siècle, Pulci et Bojardo; au seizième, I Arioste, et dans une certaine mesure le Tasse, continuent à exploiter nos Gestes, chacun à sa façon. C'est encore en Italie que les Roland, les Olivier, les Ogier, les Renaud, etc., sont le plus célèbres.

(a) Le mot Saga (légende) s'applique dans les littératures scandinaves, d'une part, à des poèmes nationaux islandais, en prose; d'autre part, à des imitations ou adaptations de nos épopées trançaises et de romans bretons.

« PreviousContinue »