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de la Bible. Enfin, on peut dire qu'il a tiré tout de lui-même, dans Bérénice et Bajazet.

Comment a-t-il soudé ou juxtaposé ses emprunts et ses observations directes ?

1o Racine a emprunté aux anciens des états psychologiques, et, dans une certaine mesure, les situations qui motivent et expliquent ces états. Les anciens, en effet, nous ont laissé, de certaines passions, des peintures dont la vérité générale et absolue nous est garantie par ce fait seul que, après tant de bouleversements et de changements, nous y reconnaissons encore le fond de la nature humaine. Rien de plus légitime, par conséquent, que de leur demander ce premier et vigoureux dessin, d'une simplicité vraie, d'une idéale beauté, que nous aurions quelque peine à retrouver nous-même, si nous cherchions à le reconstituer d'après le modèle vivant. Mais déjà nous ne saurions trop nous prémunir (à moins que notre but ne soit un pastiche archéologico-littéraire) contre la tentation de conserver, dans cette imitation des anciens, des traits qui appartiennent exclusivement à une civilisation disparue, et qui, ou bien ne seront pas saisis par nos contemporains, ou bien ne pourront s'harmoniser avec des traits plus récemment découverts.

2o D'autre part, pour compléter et enrichir la psychologie encore très simple des anciens, le poète moderne y ajoutera tout ce que le même sentiment et la mėme passion ont gagné de durable dans l'intervalle qui nous sépare de l'antiquité. Ici, autre danger, et plus spécieux. Tout à l'heure, il était relativement facile de distinguer, chez Homère ou chez Euripide, l'absolu du relatif, le vrai du passager; maintenant, le poète est exposé à confondre un aspect tout superficiel de la passion, une mode du sentiment, le jargon dont on se moquera demain, avec les réelles acquisitions du cœur humain depuis le moment fixé par le modèle qu'il imite, jusqu'au moment où lui-même il écrit.

Ainsi, quand Racine compose le rôle d'Andromaque, on peut dire qu'il fond habilement en un tout complexe et vivant les traits anciens et les nuances modernes de l'amour maternel et conjugal. De même quand il ajoute à Phèdre la jalousie et le remords. Dans de pareils rôles, comme dans ceux de Néron, d'Agrippine et d'Athalie, Racine n'a conservé de l'antiquité que l'humain, et n'y a rien ajouté que de durable.

3o Mais en est-il toujours ainsi? Ne lui est-il pas arrivé, soit de conserver des éléments d'une antiquité trop exclusive et qui ne peuvent supporter avec vraisemblance le voisinage d'éléments nouveaux, soit de marquer par des traits contemporains, destinés à se démoder, certains héros tragiques chez lesquels la vraisemblance relative nuit à la vérité absolue ?

On a souvent signalé, à propos d'Iphigénie, l'évidente contradiction entre le sujet de la pièce et les mœurs des personnages. En effet, ce sacrifice humain dont l'horreur, tout atténuée qu'elle est par les artifices du poète, obsède dès la première scène l'esprit du spectateur, n'est pas, ne doit pas être une de ces

catastrophes passionnelles toujours vraisemblables (à la condition d'être prépa

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d'un point: éviter le mer

RACINE COURONNÉ PAR L'IMMORTALITÉ

D'après la composition de P.-P. Prudhon (mort en 1823), gravée par Marais.

veilleux ! Il croit que, là seulement, serait l'invraisemblance. Il veut se passer

de Diane, et il invente la romanesque Ériphile. Et il n'a pas songé, au contraire, que le merveilleux seul sauvait le fond du sujet, en nous transportant franchement à une époque préhistorique, légendaire, où des guerriers pouvaient considérer comme légitime le sacrifice d'une vierge à la divinité. Il a créé cette autre invraisemblance irréductible qui consiste à nous présenter comme les auteurs de ce meurtre raisonné des rois et des diplomates de style Louis XIV, dans une société où les jeunes filles reçoivent la parfaite éducation d'Iphigénie, où les Achille unissent à la bravoure chevaleresque d'un Condé la galanterie d'un Lauzun... Croit-on servir la gloire de Racine en dissimulant qu'il y a là traces de soudures et disparates?

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J'ose à peine insinuer que Phèdre elle-même paraît offrir à un œil non prévenu quelques contradictions, Mais là, ce sont seulement des traits isolés, des allusions mythologiques dans le goût de son temps, certains embellissements de détail, que Racine supprimerait aujourd'hui. Et peut-être aussi moderniserait-il tout à fait son sujet: la poésie verbale, sans doute, y perdrait; mais l'unité de ie y gagnerait assurément. Car il n'est pas de pièce où Racine ait atteint un plus fort degré de réalisme; là, sa psychologie confine à la physiologie; et vous conviendrez que les souvenirs de la Crète avec son labyrinthe, et les allusions à la descente de Thésée aux enfers, et le monstre incohérent trop bien décrit par Théramène, ne parviennent pas à se fondre harmonieusement avec la peinture si hardie d'une passion vraie. Bajazet, certes, n'est pas supérieur à Phèdre; mais je sais qu'au théâtre Bazajet est une des pièces de Racine qui offrent le plus d'unité et de franchise, parce que l'érudition n'y vient jamais gåter la vie.

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Le style de Racine. Voltaire voulait que l'on écrivit, à chaque page de Racine beau, sublime, admirable! La lecture de Racine donne, en effet, tout d'abord, une impression générale d'harmonie, de justesse, de poésie mesurée et continue. Mais c'est au théâtre qu'il faut le juger; ou du moins il faut savoir le lire comme un auteur qui a écrit pour que ses vers « passent la rampe ». Ce style, si parfait à la lecture, ne révèle ses qualités propres que dans la bouche des personnages que Racine fait parler. Il est, d'abord, précis, en ce sens que, dans les analyses de sentiments, toutes les nuances sont exprimées de manière à nous paraître claires et distinctes. Ensuite, il est approprié aux situations : élégant, quand c'est un Britannicus, un Pyrrhus, un Xipharès, qui en usent; souple et insinuant, avec un Narcisse ou un Mathan; violent ou superbe, chez une Agrippine ou une Athalie; tendre et élégiaque, chez une Andromaque ou une Monime; il acquiert un étonnant degré de majesté et de force chez un Agamemnon, ou chez un Joad. Mais reconnaissons que, dans les passages calmes, ce style nous paraît souvent trop distingué; les images et les métaphores y sont trop bien balancées; les inversions y sentent l'art. Où ce style étonne le plus, je veux dire où l'on sent le moins que « c'est un style », c'est quand « la pas

sion toute pure » anime les personnages. Hermione, Roxane, Phèdre, Agrippine, Joad, etc., quand iis entrent dans leurs fureurs, rejettent toutes les élégances et tout l'appareil de la rhêtorique. L'inversion et l'anacoluthe ne sont plus alors des figures ou des procédés: elles ont je ne sais quoi d'involontaire qui s'accorde avec les sursauts du cœur. Bien plus, la langue, en sa force directe, va jusqu'au trivial c'est la nature.

La versification de Racine est simple et « scénique », sans nulle recherche, toujours harmonieuse, et, dans les moments passionnés, très vigoureuse.

Œuvres en prose de Racine. Racine est un excellent prosateur. Nous avons de lui des Lettres assez nombreuses, celles qu'il écrit pendant son séjour à Uzès, en 1661-1662, à l'abbé Le Vasseur, à Vitart, etc., celles qu'il échange avec Boileau, de 1687 à 1699, celles qu'il adresse à son fils JeanBaptiste. Les premières ont autan' de charme piquant que les autres ont de gravité simple et douce; partout, il y a de l'esprit. Nous possédons seulement quelques fragments de l'Histoire de Louis XIV écrite par Racine en collaboration avec Boileau et Valincourt. La plus grande partie a été détruite par un incendie. Mais si l'on veut se faire une idée exacte de Racine prosateur et historien, il faut lire son Abrégé de l'histoire de Port-Royal, publié après sa mort. Là, dans une langue sobre, aux délicatesses exquises, il plaide, sans en avoir l'air, pour son cher Port-Royal. C'est un admirable mémoire d'avocat. Citons enfin, parmi ses discours académiques, sa réponse à Thomas Corneille (1684), qui contient un éloge magnifique et tout à fait critique du grand Corneille.

CONTEMPORAINS ET SUCCESSEURS DE RACINE.

Il faut se rappeler les luttes de Racine contre tant de rivaux qui essayaient de lui disputer la faveur du public, et ne pas l'isoler dans son temps comme dans la littérature. N'oublions pas d'abord, que Corneille, de 1664 à 1674, a produit de nombreuses tragédies, non des meilleures sans doute, mais que son grand nom protégeait. Suréna, la dernière, est de la même année qu'Iphigénie.

THOMAS CORNEILLE, dont nous avons déjà parlé, obtenait de très gros succès; il donnait en 1672 (l'année de Bajazet) son Ariane, et en 1678 (un an après Phèdre) son Comte d'Essex.

QUINAULT (1635-1688) fut un médiocre poète tragique, et son Astrate (1663) mérite les railleries de Boileau; mais il composa des livrets d'opéras (Proserpine, Armide, etc.) dont Lulli écrivit la musique et qui sont remarquables par l'harmonie et la douceur de la versification.

PRADON (1632-1698) n'a été sauvé de l'oubli que par sa Phèdre. Mais il a écrit un très grand nombre de tragédies, dont la moins mauvaise est un Régulus (1688).

On peut signaler encore le Germanicus de Boursault (1679), le Genseric de Mme Deshoulières (1680), des tragédies de La Chapelle, de Mlle Bernard, etc., non pas qu'on doive en retenir même les titres, mais pour que l'on sache bien que la tragédie était toujours en grande faveur.

Racine eut deux imitateurs fort compromettants en CAMPISTRON (16561723) et LA GRANGE-CHANCEL (1677-1758). Nous les retrouverons au chapitre de la tragédie du dix-huitième siècle.

BIBLIOGRAPHIE.

Les éditions classiques (Hatier, Hachette, Belin, etc.).
Édition de la Collection des grands écrivains (Hachette, 7 vol.).
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DELTOUR, les Ennemis de Racine, 1859.

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