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spontanée, directe; elle se faisait suivant des lois inconscientes, mais fixes que les grammairiens ont reconstituées après coup, comme les savants constatent celles de l'évolution des espèces animales ou celles des phénomènes physiques. Et de ce lent travail sortit peu à peu la langue romane (1), dont les premiers textes apparaissent au neuvième siècle.

Les invasions barbares, à partir du cinquième siècle, ont pour effet de ruiner l'administration et les écoles romaines. Et le latin populaire, déjà en voie de formation romane, se substitue lentement au latin littéraire, même dans les actes publics et dans l'Église.

Lois essentielles de la langue romane. Les mots latins, reproduits par des Gaulois qui ne les connaissaient pas sous leur forme écrite, avaient pour noyau la syllabe accentuée. La règle essentielle dans, le passage du mot latin à la forme romane est donc la persistance de la syllabe accentuée. Quand une voyelle brève précède immédiatement la syllabe accentuée, cette voyelle tombe: claritátem donne clarté ; et il est certain que les Romains, prononçaient déjà clartátem. Quand une voyelle longue précède immédiatement la syllabe accentuée, cette voyelle est conservée en roman: peregrinum donne pèlerin. - Dans tout mot latin où l'accent occupe la troisième place, comme dans claritátem, la première syllabe porte un accent secondaire qui la préserve : elle est maintenue. Autres exemples: bonitátem, bonté : liberáre, livrer. — La voyelle qui suit la syllabe accentuée disparaît ou s'atténue en e muet : qu'elle soit finale comme dans mortálem, mortel; rósam, rose; ou qu'elle soit dans l'intérieur du mot, comme dans: tábulum, table; móbilem, meuble. Enfin, la consonne médiane, celle qui sépare deux voyelles dont la seconde porte l'accent tonique, disparaît ou se modifie: dotáre, douer; secúrum, sûr; delicátum, délié; debére, devoir.

Déclinaison. Les substantifs et adjectifs latins se déclinaient (cf. langue allemande); ils avaient six cas: nominatif, vocatif, génitif, datif, accusatif, ablatif. En roman, deux de ces cas seulement sont conservés : le nominatif (cas sujet) et l'accusatif (cas régime). Le cas sujet du singulier et le cas régime du pluriel sont marqués par un s; le cas régime du singulier et le cas sujet du pluriel n'ont pas s. Exemple:

Singulier cas sujet : murs (murus).

cas régime mur (murum).

Pluriel : cas sujet mur (muri).

cas régime murs (muros).

(1) L'espagnol, l'italien, le roumain sont également des langues romanes. Le latin populaire a donné sur chaque sol, dans des conditions particulières de climat et de race, une langue romane distincte de sa voisine: c'est la loi de l'adaptation au milicu.

On voit que l's du roman correspond à l's du latin. Ainsi jusqu'au quatorzième siècle, le français distinguait la fonction du mot dans la phrase d'après son cas, et pouvait se permettre des inversions aujourd'hui impossibles. Cette phrase: Le roi tua le lion prendrait le sens contraire si nous écrivions: le lion tua le roi. Au moyen âge, on peut écrire sans changer le sens, soit: li (le) reis tua lo

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LE PLUS ANCIEN MONUMENT DE LA LANGUE FRANÇAISE

Texte du Serment prononcé par Louis le Germanique à Strasbourg, en mars 842.
Fac-similé d'une page d'un manuscrit de l'Histoire de Nithard.

(le) lion, soit : lo (le) lion tua li (le) reis, phrase où les désinences casuelles, et non plus la place, indiquent le sujet et le régime.

Les cas disparurent de la langue française vers le commencement du quatorzième siècle; on conserva seulement la forme du cas régime pour toutes les fonctions, sujet ou compléments. Voilà pourquoi, à partir de ce moment, l's est devenu la marque du pluriel, puisque le cas régime du singulier n'avait pas d's, et que le cas régime du pluriel avait un s.

Formation savante. Doublets.

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A partir du douzième siècle, certains mots de formation savante apparaissent à côté des mots d'origine populaire. Les clercs,

ceux qui lisent et qui écrivent le latin, introduisent dans le vocabulaire français des mots calqués syllabe par syllabe sur des mots latins, et dont la désinence scule est française. Ainsi, sur le latin sollicitare, ils forment solliciter. Le plus souvent, ce mot latin avait déjà donné un mot de formation populaire; il en résulte que deux mots français sont tirés du même type latin; ce sont des doublets. Les exemples en sont bien connus: gracilem donne grêle et gracile; fragilem, frêle ct fragile; advocatus, avoué et avocat; legalem, loyal et légal, etc... Il y a toujours une différence de sens très appréciable entre les doublets; ce qui nous instruit sur le sens également différent qu'un mot latin avait dans le langage usuel et dans les textes littéraires ou officiels.

Sur

Subdivisions du Roman. Langue d'oc et langue d'oïl. Dialectes. l'immense territoire gaulois, selon les races et le milicu, le roman prit des formes variées. Il se subdivisa, d'abord, en deux grands dialectes, la langue d'oc et la langue d'oil, ainsi désignés par le mot qui, dans chacun d'eux, signifiait oui (hoc et hoc illi). La langue d'oc se parlait dans la région méridionale; la langue d'oïl, dans la région septentrionale; une ligne qui irait de la Rochelle à Grenoble, en passant par Limoges, Clermont-Ferrand, Lyon, établirait approximalivement la séparation des deux langues. Bien entendu, cette séparation est toute conventionnelle : c'est par les nuances intermédiaires de nombreux dialectes locaux que l'on passait de la langue d'oc, à la langue d'oïl.

Chacune de ces deux langues se subdivisait elle-même en dialectes: dans le domaine d'oc, on a le provençal, le languedocien, le dauphinois, l'auvergnat, le limousin; dans le domaine d'oïl, le picard, le bourguignon, le normand, le poitevin, et surtout le dialecte de l'Ile-de-France. Presque tous ces dialectes sont représentés au moyen âge par des œuvres littéraires. Mais, à partir du quinzième siècle, et surtout du seizième, le dialecte de l'lle-de-France prend le pas sur tous les autres, et devient la langue centrale et prépondérante. Ce n'est pas qu'il ait eu, en soi, des mérites supérieurs à ceux du picard ou du normand, mais sa situation politique de dialecte parlé dans la capitale et à la cour lui donne plus rapidement qu'aux autres un ensemble de qualités précision, finesse, élégance, clarté, que les autres dialectes perdent au contraire de plus en plus. Si bien qu'à partir du dix-septième siècle, cessant d'être écrits, et n'étant plus parlés que par les classes les moins cultivées, le normand, le picard, le poitevin, etc... tombent au rang de patois.

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Les Glossaires. Dès le huitième siècle, la langue latine écrite n'était plus accessible à tous ceux qui parlaient roman. Aussi composait-on de petits dictionnaires ou glossaires, à l'usage de ceux qui voulaient lire des textes latins. Il nous reste le Glossaire de Reichenau (ainsi nommé de l'abbaye où il fut découvert) et qui

appartient à la fin du huitième siècle. On y trouve des mots latins de la Vulgate (traduction latine de la Bible par saint Jérôme), en regard desquels est le mot roman correspondant. C'est un document très curieux pour la connaissance des

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Niula cosa non lapouits oman pleneri ha polletampre- ñumast lo d

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Xezo nos voldres concrendre li rex pagions. Adune spedit la võet
: I a domnizella collokosa ñ contradifs. Vole to rails Luxsies fimus

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origines de notre langue. Un autre glossaire, celui de Cassel, contient des mots allemands (tudesques) avec leur équivalent roman.

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Les Serments de Strasbourg. Au mois de mars 842, Charles le Chauve et Louis le Germanique s'allièrent contre leur frère Lothaire; et leurs soldats prononcèrent un serment solennel. Ceux de Charles se servirent de la langue tudesque pour être entendus des Germains; ceux de Louis, réciproquement, de la langue romane. Le texte de ces serments, premier monument officiel des deux

langues, nous a été conservé par l'historien Nithard, conseiller intime de Charles le Chauve.

Voici le texte roman, et sa traduction en français moderne :

SERMENT DE LOUIS LE GERMANIQUE EN LANGue romane.

« Pro Deo amur, et pro christian poblo et nostro commun salvament, d'ist di in avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo, et in adiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra salvadift in o quid il mi altresi fazet, et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai, qui meon vol, cist meon fradre Karle in damno sit. >>

Traduction française.

<< Pour l'amour de Dieu, et pour le commun salut du peuple chrétien et le nôtre, dorénavant (de ista die in avant) autant que Dieu m'en donne savoir et pouvoir, je défendrai (eo, pour ego), mon frère Karle que voici (cist, du latin ecce istum), et par aide (adiudha, du latin adjutare), et en chaque (cadhuna, du latin quot una) chose ainsi qu'on doit (dift, debet) par devoir (per dreit) défendre son frère, à la condition qu'il (en ce que, in o quid, o pour hoc), me fasse de même (altresi, de alterum sic, la pareille); et avec Lothaire je ne prendrai aucun arrangement qui, par ma volonté, soit au préjudice de mon frère Karle que voici (1). »

Textes des dixième et onzième siècles. Du dixième siècle, nous avons conservé la Cantilène de sainte Eulalie (découverte à Valenciennes, 1837) en 25 vers assonancés ; et la Vie de saint Léger, en 240 vers assonancés.

Du onzième siècle, la Vie de saint Alexis, en 265 vers assonancés.

Ce dernier texte est particulièrement intéressant, d'abord parce que nous possédons, à côté de l'original du onzième siècle, des remaniements du douzième, du treizième et du quatorzième siècle: on peut suivre d'un manuscrit à l'autre les transformations et les interpolations des arrangeurs, et constater la supériorité de la plus ancienne rédaction. De plus, la Vie de saint Alexis témoigne d'un véritable talent narratif, et nous prouve que cet auteur du onzième siècle possédait déjà quelques-unes des qualités essentielles de la bonne littérature française. Si nous avions le texte authentique de telle ou telle Chanson de geste qu ne nous est parvenue que remaniée et gâchée, peut-être y constaterions-nous autant de clarté et de sobre vigueur que dans la Vie de saint Alexis.

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Analyse. En elle-même, cette légende est curieuse: Alexis, fils du comte romain Euphémien, épouse une jeune fille riche et noble. Il la quitte le jour de son mariage, et se réfugie en Syrie, où il se cache parmi des mendiants. Il revient à Rome, se présente

(1) Morceaux choisis, 2 cycle, p. 1.

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