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effet, étaient en majorité à la Sorbonne et ils avaient cru démêler, dans l'Augus tinus, une tendance dangereuse à la prédestination: ils n'accomplissaient en cela que leur devoir de théologiens; et même il faut ajouter que, en cherchant à préserver, dans toute la mesure où l'orthodoxie catholique le leur permettait, les droits de la liberté humaine, ils étaient dignes de sympathie.

Mais l'abbé de Saint-Cyran, directeur spirituel de Port-Royal, avait été l'ami et le collaborateur de Janssen. Il avait pénétré de ses doctrines l'abbé Singlin, son second, et tous

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les Arnauld; et il était loyalement persuadé de la parfaite légitimité des doctrines de l'Augustinus. Aussi, quand les cinq propositions eurent été extraites du livre, et condamnées, les partisans de Janssen déclarèrent-ils << qu'ils condamnaient, eux aussi, avec Rome, les hérésies contenues dans les propositions, mais qu'ils niaient que les propositions fussent dans l'Augustinus ». Ce qui voulait dire « Nos ennemis les jésuites

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VUE DE L'ABBAYE DE PORT-ROYAL DES CHAMPS

D'après une estampe du XVII siècle.
L'abbaye a été complètement détruite en 1710.

ont forcé ou faussé le sens du livre, de ce livre duquel ils savent que nous enseignons la doctrine; ils veulent nous rendre suspects et nous perdre, en nous faisant soupçonner d'hérésie. » Alors, il y eut dans cette querelle une double question: celle de droit, et celle de fait. Sur la première, les jansénistes se déclaraient soumis d'avance; ils affirmaient ne point dépasser, dans leur doctrine de la grâce, celle de saint Augustin et de saint Thomas. Sur la seconde, ils étaient irréductibles (1).

(1) Sur l'entêtement vraiment singulier de Port-Royal, nous ne saurions mieux faire que d'approuver l'opinion exprimée par M. F. Hémon: Avouons-le, dit-il, l'attitude qu'adoptèrent les jansénistes en face de ces propòsitions et des censures qui les frappèrent a quelque chose de puéril. Ils abritèrent la question de principe derrière une question de fait. Prêts, disaient-ils, à condamner ces propositions si elles étaient dans Jansenius, ils niaient qu'elles y fussent... Bossuet écrit: « Je crois que les propositions sont dans Jansenius, et qu'elles sont l'âme de son livre. » Et Fénelon:

La casuistique. Une troisième question vint se joindre aux deux premières, celle de la casuistique. Les Messieurs de Port-Royal, sous la direction d'hommes comme Saint-Cyran et Singlin, pratiquaient la religion la plus austère. Ils étaient de véritables ascètes; solitaires, ils avaient en abomination la morale mondaine qui leur semblait en contradiction absolue avec la religion chrétienne. Leurs adversaires, les jésuites, qui étaient, entre tous, les confesseurs à la mode, se montraient plus indulgents. Ils avaient raison de chercher à rendre la religion aimable et douce; ils avaient tort, s'ils le faisaient par ambition de corps, et pour s'assurer un plus grand nombre de pénitents, que leur facilité relative attirait et retenait. Pour former, dans leurs noviciats, des confesseurs habiles, prévenus d'avance de tous les sophismes que peut inventer un pénitent, capables d'examiner et de résoudre les cas de conscience les plus variés, ils avaient écrit des livres de casuistique, où, sur chaque péché, des exemples nombreux étaient proposés et discutés. Aux yeux de tous les catholiques, la casuistique est en soi légitime; elle apprend au confesseur à estimer le péché qui lui est avoué, et surtout à subordonner son absolution à telle ou telle promesse formelle de la part de celui qui la sollicite. Ce n'est donc pas la casuistique en soi que l'on doit flétrir, pas plus que la procédure, ou la médecine légale; c'est l'abus qu'en faisaient peut-être certains jésuites qui en arrivaient, par des subtilités coupables, à fausser la conscience de leurs pénitents, et, par une complaisance intéressée, à permettre la pratique de la religion à ceux qui rusaient avec Dieu (1).

Il ne faut jamais oublier, quand on juge Pascal comme adversaire des casuistes, que Pascal ne se plaçait pas, comme Voltaire ou comme tel critique contemporain, au point de vue de la morale rationaliste et laïque ; mais que Pascal parlait au nom d'un catholicisme plus sévère, qu'il se confessait lui-même, et pratiquait « la soumission totale à son directeur » (M. Singlin); et qu'il accusait surtout les jésuites de considérer comme péchés véniels ce qu'il voulait que l'on traitât de péchés mortels. Il serait donc possible que Pascal désavouât, s'il pouvait les connaître, ceux qui le félicitent le plus aujourd'hui de son antagonisme contre les jésuites. Mais tout de même il aurait tort, en ce sens que toutes les morales dignes de ce nom sont solidaires, et répudient comme la vraie morale chrétienne, les faux-fuyants et les accommodements, pour ne point parler des restrictions mentales.

« La prétendue question de fait est une illusion grossière et odieuse. Personne ne dispute réellement pour savoir quel est le vrai sens du texte de Jansénius. Jamais texte ne fut si clair, si développé, si incapable de souffrir aucune équivoque. Le même système saute aux yeux et se trouve inculqué presque à chaque pas. » Les jansenistes pouvaient-ils l'ignorer? N'auraient-ils pas agi avec plus de sincérité en reconnaissant que les propositions, si elles n'étaient pas mot pour mot dans Jansenius, étaient bien d'accord, au fond, avec sa théologie très clairement systématique ? Ils préférèrent se perdre en d'inextricables arguties. On souffre de voir un Pascal s'abaisser à ces chicanes; mais Arnauld lui avait donné l'exemple. » F. HÉMON, Cours de littérature, Pascal, p. 6 (1) Sur cette délicate question de la casuistique, on trouve une excellente discussion dans : HENRY MICHEL, les Provinciales, introduction (Paris, Belin).

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Pascal fut suivi, dans sa campagne, par les curés de Paris et de Rouen, qui se réunirent pour obtenir du pape la condamnation de l'Apologie des casuistes, écrite par le P. Pirot; et l'assemblée générale du clergé de France agit de même.

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Suite de l'histoire de Port-Royal. Nous avons laissé l'histoire de la célèbre abbaye au moment où s'engage la querelle du Jansénisme. Il convient de terminer cette histoire, avant de nous arrêter à Pascal.

On a vu que Arnauld s'était fait expulser de la Faculté de théologie en 1656. Pressé par ses amis de se défendre en portant la question devant le monde, il composa une sorte de

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mémoire qui, de l'aveu même de l'auteur, n'était pas destiné à faire sensation. C'est alors qu'il aurait dit à Pascal, entré l'année précédente à Port-Royal : « Vous qui êtes jeune, vous devriez faire quelque chose. » Pascal se mit à l'œuvre, et écrivit du 23 janvier 1656 au 24 mars 1657 les dixhuit Provinciales; nous verrons quel en fut le succès.

Cependant, en 1656, Port-Royal avait été profondément ému et

LES RELIGIEUSES DE PORT-ROYAL DANS LA « SOLITUDE >>

soutenu dans sa résistance par le « miracle de la sainte Épine ». Mlle Périer, nièce de Pascal, pensionnaire à Port-Royal de Paris, était atteinte d'une fistule lacrymale; elle fut guérie par l'attouchement d'une relique, une épine de la couronne portée par le Christ pendant la Passion. Les jésuites écrivirent contre ce miracle; les religieuses et les Messieurs y virent une intervention divine en faveur de Port-Royal.

En 1661, on voulut obliger les Messieurs et les religieuses à signer le formulaire dont les termes essentiels étaient : « Je condamne de cœur et de bouche la doctrine des cinq propositions de Cornélius Jansénius, contenues en son livre intitulé Augustinus... laquelle doctrine n'est point celle de saint Augustin, que Jansenius a mal expliquée contre le vrai sens de ce docteur. » Tout Port-Royal refusa de signer ce formulaire. Il en résulta une persécution très vive, et la dispersion des religieuses de Paris. Mais, en septembre 1668, le pape Clément IX,

par la rédaction d'un nouveau formulaire, auquel Port-Royal adhéra, assura la paix de l'Église. Pendant quelques années, Port-Royal retrouva le calme et la prospérité. La duchesse de Longueville, sœur du Grand Condé, se retira dans l'abbaye de Chevreuse; son crédit soutint Port-Royal. A sa mort, en 1679, la persécution recommença. L'archevêque de Paris, Harlay de Champvallon, réduisit le nombre des religieuses, et leur défendit de recevoir des pensionnaires. Son successeur, M. de Noailles, était dans des dispositions bienveillantes; c'est pour lui que Racine rédigea, en 1697, son Abrégé de l'histoire de Port-Royal. Mais tout se gåta en 1706, les religieuses ayant refusé d'adhérer sans restriction à une bulle du pape Clément XI sur le Cas de conscience. En 1709, les religieuses furent chassées de Port-Royal-des-Champs; et, en 1710, la célèbre abbaye était détruite par ordre du roi (1).

Vie.

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Blaise Pascal est né à Clermont-Ferrand, le 19 juin 1623. Son père, Étienne Pascal, était alors président de la cour des aides de Montferrand; il résida à Paris de 1631 à 1639, où il s'occupa exclusivement de l'éducation de ses enfants; de 1639 à 1648, il fut intendant de la généralité de Rouen; il mourut en 1651. Blaise Pascal avait une sœur aînée, Gilberte, qui épousa Florin Périer, conseiller à la cour de Clermont, et qui eut pour fille Marguerite Périer, la miraculée de la sainte Épine (1656), et pour fils Etienne Périer, premier éditeur des Pensées (1670). La sœur cadette de Pascal, Jacqueline, entra au couvent de Port-Royal, sous le nom de sœur Sainte-Euphémie; elle mourut en 1661, un an avant son frère. Etienne Pascal était un homme d'une rare distinction et d'un noble caractère. Très versé dans les mathématiques, il remarqua de bonne heure les dispositions géniales de son fils. Mais désireux de lui donner, avant tout, une sérieuse connaissance des langues anciennes, « il évita, dit Mme Périer (dans sa Vie de Blaise Pascal), de lui parler de mathématiques, et serra tous les livres qui en traitaient, lui promettant seulement qu'il les lui apprendrait dès qu'il saurait le latin et le grec ». C'est alors, si nous en croyons toujours Mme Périer, que Blaise Pascal, ignorant même les définitions essentielles de lá géométrie, appelant un cercle un rond, et une ligne une barre, « poussa ses recherches si avant qu'il en vint jusqu'à la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide ». Il convient de corriger le récit de Mme Périer, par celui de Tallemant des Réaux (Historiettes, 188-189), où l'on voit le jeune Pascal avouer à son père qu'il a lu en cachette les six premiers livres d'Euclide (2).

(1) Sur cette histoire de Port-Royal, si importante pour l'étude des idées et des mœurs du dixseptième siècle, voir particulièrement (avec le Port-Royal de Sainte-Beuve) l'édition de l'Abrégé de Racine, donnée par M. A. Gazier, 1908, avec notes et appendices propres à préciser et à éclaircir tous les points.

(2) Cf. BRUNSCHVICG, Opuscules et Pensées de Pascal (Paris, Hachette), p. 6. Nous renvoyons

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PORTRAIT DE PASCAL

D'après l'estampe de Gérard Edelinck (1649-1707).

Ce portrait, gravé après la mort de Pascal, semble bien avoir été pris d'après le masque mortuaire.

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