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taigne, pas plus en pédagogie qu'en toute autre chose. Attendons-nous plutôt à la discussion critique des abus de son temps et à quelques conseils pour les éviter. Quant à un programme, il

n'y en a point.

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Montaigne blâme, dans l'institution des enfants comme dans la vie, la recherche de la science pour elle-même. « Je dirai volontiers que comme les plantes s'étouffent de trop d'humeur et les lampes de trop d'huile, aussi fait l'action de l'esprit, par trop d'étude et de matière >> (I, 26). Cette science, les enfants l'absorbent uniquement par la mémoire. « Nous ne travaillons qu'à remplir la mémoire, et laissons l'entendement et la conscience vides... » (I, 24). «< Savoir par cœur, n'est pas savoir... Fâcheuse suffisance, qu'une suffisance pure livresque »> (I, 25). Montaigne critique vivement la dispute scolastique, grâce à laquelle, au lieu de raisonner d'après les lois de la raison et du bon sens, on se préoccupe sculement d'appliquer des formules. (Sur ce point, voir en particulier le chapitre de l'Art de conférer (III, 8). Il proscrit les châtiments. «< Vous n'oyez (dans les écoles) que cris, et

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PORTRAIT DE MONTAIGNE EN SA VIEILLESSE

D'après l'estampe de Thomas de Leu.

d'enfants suppliciés, et de maîtres enivrés en leur colère. Quelle manière d'éveiller l'appétit envers leurs leçons, à ces tendres âmes et craintives, de les y guider d'une trogne effroyable, les mains armées de fouets... Combien leurs classes seraient plus décemment jonchées de fleurs et de feuilles, que de tronçons d'osier sanglant!» (I, 25). Voilà pour la partie négative de sa pédagogie.

2o Quel but nous propose-t-il, et quelle méthode pour y atteindre? Il veut tout d'abord que l'on s'occupe de former le jugement, en considérant la science comme un instrument. « Le gain de notre étude, c'est d'en être devenu meilleur et plus sage » (I, 25). « Il faut s'enquérir qui est mieux savant, non qui est plus savant» (I, 24). Il demandera donc pour l'enfant un précepteur « qui ait plutôt la tête bien faite que bien pleine, et qu'on y requît tous les deux, mais plus les mœurs et l'entendement que la science » (I, 25). Ce précepteur donnera surtout à son élève des leçons de choses et d'expérience; il l'obligera à regarder et à discerner. « Je ne veux pas qu'il parle seul, je veux qu'il écoute son disciple parler à son tour... Il est bon qu'il le fasse trotter devant lui pour juger de son train... » (1, 25). On mènera l'enfant dans la société, « dans l'école du commerce du monde » (I, 25). Et partout, on provoquera, en toute occasion, son jugement. On lui apprendra, par l'usage, l'art de conférer (III, 8). Bientôt, il faudra étendre le champ de son expérience, d'abord par la lecture, puis par les voyages. Montaigne a pour auteurs favoris, d'une manière générale, les historiens et les moralistes, c'est-à-dire ceux qui nous apprennent quelque chose de l'homme intime ou de l'homme vivant avec ses semblables, et plus particulièrement: Plutarque, Sénèque, Tacite, Commines; et parmi les poètes : Térence, Horace, Virgile, Ovide. L'enfant voyagera, non pour voir de vaines curiosités, « mais pour en rapporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotter et limer sa cervelle contre celle d'autrui » (I, 25).

3o Mais ce n'est pas assez de lui raidir l'âme; il faut aussi lui raidir les muscles » (I, 25). L'enfant non seulement apprendra tout ce que doit savoir un jeune gentilhomme, équitation, escrime, danse, etc., mais encore se fortifiera d'avance contre toutes les douleurs physiques; et, pour qu'il y arrive, on ne le laissera pas chez ses parents, toujours inquiets du moindre excès et disposés à le soustraire aux expériences dangereuses.

L'avantage d'une pareille méthode est de former un homme à l'esprit ouvert, au jugement équitable, à la conversation aisée, à la tenue distinguée, au tempérament robuste sous l'élégance des manières, bref, c'est « l'honnète homme » du dix-septième siècle, tel qu'on le trouvera défini chez le chevalier de Méré, et chez La Rochefoucauld. Mais cet homme du monde, charmant dans un salon et stoïque sur le champ de bataille, risque bien de n'être dans la vie privée comme fils, comme époux, comme père, qu'un prudent égoïste.

Le style de Montaigne. Deux qualités essentielles dans ce style: il est primesautier; il est imagé : Montaigne est un des écrivains les plus spontanés de notre littérature, et il l'est toujours avec bonheur. L'allure de sa phrase est vive, capricieuse, imprévue. « C'est, dit M. Ém. Faguet, un style de conversation animée et gaie, un peu taquine et paradoxale de temps en temps. On y croit entendre le rire léger et clair, l'éclat de voix sur une riposte, puis le mur

mure agile de la parole qui court sur un propos favori ct se précipite... Montaigne voudrait que sa pensée sautât de son esprit sur le papier avec l'allure mème qu'elle avait en naissant. Cela ne s'obtient nullement en laissant courir sa plume, mais au contraire en retrouvant, dans un effort plus ou moins grand, par la réflexion, ce mouvement, ce geste premier de la pensée jaillissante. Il y réussit merveilleusement; il a

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en cela, comme écrivain, de véritables qualités d'auteur dramatique (1). » De plus, ce style est imagé comme celui d'un poète, d'un vrai poète, qui ne plaque pas des images sur des abstractions, mais qui pense par images, et qui voit tout ce qu'il imagine. Aussi, malgré la variété et l'abondance de ces métaphores qui se succèdent souvent sans s'enchaîner, n'éprouve-t-on jamais la fatigue que cause, par exemple, le style de Michelet. Il semble qu'on se promène dans un jardin plein de fleurs qui jaillissent çà et là un peu à l'aventure, mais dont les couleurs et les parfums forment le plus suave mélange.

II. — APRÈS MONTAIGNE.

PIERRE CHARRON (15411603). Fils d'un libraire de Paris, et d'abord destiné au barreau, Pierre Charron fit de fortes études de droit, à Orléans et à Bourges. Il devint prêtre, et acquit rapidement une répulation comme prédicateur. C'est pendant qu'il prêchait à Bor. deaux, en 1589, qu'il fit la connaissance de Montaigne. Celui-ci lui légua, par testament, le droit de porter ses armoiries (2). En 1594, Charron publia les Trois Vérités (il y a un Dieu, la religion chrétienne est la seule vraie, religion catholique est la seule forme orthodoxe du christianisme). En 1600, il

PORTRAIT DE PIERRE CHARRON

D'après l'estampe de Léonard Gaultier (1561+ vers 1630).

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(1) ÉM. FAGUET, Seizième siècle, p 417.

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(2) D'azur semé de trèfles d'or, à une patte de lion de même, armée de gueule, mise en fasce. »

a

donna un recueil de Discours chrétiens, et, en 1601, le Traité de la Sagesse La Sagesse de Pierre Charron se divise en trois livres : « Le premier livre, écrit l'auteur lui-même, est tout en la connaissance de soi et de l'humaine condition préparative à la sagesse; le second contient les traits, offices (devoirs) et règles générales et principales de la sagesse; le tiers, contient les règles et instructions particulières de la sagesse, et ce par l'ordre des quatre vertus principales et morales, prudence, justice, force, tempérance... » On est frappé, à la seule lecture de ce plan, de constater que cet ami et disciple de Montaigne, est méthodique et didactique. Il lui arrive mème assez fréquemment d'introduire des tableaux synoptiques dans ses développements. Mais il est bien, malgré les apparences, un disciple de Montaigne, et qui pousse à leurs conséquences les insinuations de son maître. Celui-ci disait : Que sais-je ? Charron dit : Je ne sais. Il est difficile d'affirmer que Charron fut réellement un sceptique. Faut-il, avec le P. Garasse, l'appeler le Patriarche des esprits forts ? faut-il admettre que Charron n'a voulu ruiner la raison humaine que pour mieux faire sentir la nécessité absolue d'une religion révélée? C'est possible. Ce serait le plan même de Pascal, mais éxécuté avec une gaucherie suspecte. Quoi qu'il en soit, les libertins tirèrent à eux ce traité d'un prêtre et d'un prédicateur, qu'ils prirent ainsi plaisir à convaincre d'inconséquence.

Parmi les chapitres de Charron qui gardent aujourd'hui un certain intérêt, signalons ceux qu'il consacre aux Devoirs des parents et des enfants (III, 14). Dans l'histoire de la pédagogie, entre Rabelais et Montaigne, d'une part, Locke et Rousseau de l'autre, Charron doit tenir sa place (1).

GUILLAUME DU VAIR (1556-1621).· D'abord conseiller au Parlement de Paris, G. du Vair, pendant les troubles de la Ligue, appartint au parti des modérés avec de Harlay, de Brisson, et les auteurs de la Satyre Ménippée. Après la journée des Barricades, il prononça une courageuse harangue contre les partisans du duc de Guise. En 1593, député de Paris aux États de la Ligue, il protesta éloquemment, dans son discours Sur la loi salique, contre les menées de ceux qui préparaient l'avènement au tròne de France d'un prince cspagnol. Henri IV nomma du Vair premier président du Parlement de Provence, à Aix; et la reine régente Marie de Médicis le fit garde des sceaux. En cette der-, nière qualité, il prononça encore de remarquables discours.

Mais nous avons surtout à nous occuper ici du moraliste. G. du Vair a écrit, dans l'intervalle de ces séances orageuses où brillait son éloquence, un traité De la constance et consolation ès calamités publiques, qui, par la forme dialoguée et la beauté un peu oratoire du style, peut se comparer aux Tusculanes ou aux Académiques de Cicéron. Ce traité évoque aussi un rapprochement avec Bossuet; du Vair y a tracé un tableau des révolutions des empires, qui fait songer

(1) Morceaux choisis, 2' cycle, p. 220

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au Discours sur l'histoire universelle. Dans un autre traité, la Sainte Philosophie, du Vair tente d'établir un heureux accord entre la foi et la raison. G. du Vair n'est pas un disciple de Montaigne. Il représente plutôt, avec une sorte de grandeur à la fois stoïcienne et chrétienne, l'état d'esprit de ces hommes mêlés aux affaires de leur temps, et soucieux de fortifier, au milieu de tant de troubles, le cœur et la raison

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de leurs concitoyens.

G. du Vair est un remarquable écrivain, vrai prédécesseur de Balzac pour le nombre et l'ampleur de son style oratoire. Orateur, il l'est toujours, jusque dans ses traités moraux; et il nous a laissé un ouvrage : De l'éloquence française et des raisons pourquoi elle est restée si basse, qui permet encore de le rapprocher de Cicéron, auteur du Brutus, de Fénelon, auteur de la Lettre à l'Académie, et qui fait honneur à son sens critique Et ceci nous amène à rappeler enfin que G. du Vair a connu intimement Malherbe, tandis que celui-ci, en Provence, cherchait encore sa voie; du Vair lui a donné d'excellents conseils, et il faut attribuer dans une certaine mesure, à l'auteur

PORTRAIT DE GUILLAUME DU VAIR

D'après l'estampe de Léonard Gaultier (1561 + vers 1630).

de l'Éloquence française, le goût sûr et le style plus oratoire que poétique du premier théoricien de la poésie classique.

BIBLIOGRAPHIE.

MONTAIGNE, cf. p. 241 l'indication des principales éditions critiques.
RENÉ RADOUANT, OEuvres choisies de Montaigne. Paris, Hatier, 1914.

A. JEANROY, Extraits de Montaigne. Paris, Hachetie.

P. BONNEFON, Montaigne, sa famille et ses amis, 2 vol. Paris, Colin, 1897.

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