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FABLE II.

Le Savetier et le Financier 1.

Un savetier chantoit du matin jusqu'au soir:
C'étoit merveilles de le voir,

Merveilles de l'ouïr; il faisoit des passages,
Plus content qu'aucun des sept sages.
Son voisin, au contraire, étant tout cousu d'or,
Chantoit peu, dormoit moins encor:

C'étoit un homme de finance.

Si sur le point du jour parfois il sommeilloit,
Le savetier alors en chantant l'éveilloit;

Et le financier se plaignoit

Que les soins de la Providence

N'eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire 3.

I

Bonaventure des Periers, nouvelle xx1, t. I, p. 211: Du savetier Blondeau, qui ne fut oncques en sa vie mélancolie que deux fois; et comment il y pourveut, et de son épitaphe. Comparez aussi dans Horace l'apologue relatif à l'Orateur Philippe et au Crieur public Vulteius Murena. HORAT., Epist., 1, 7.

2 Dans les éditions modernes de Didot et de Barbou on lit merveille au singulier. La Fontaine a mis merveilles au pluriel, et le verbe qui précède au singulier. Bossuet et les auteurs de cette époque offrent de nombreux exemples semblables.

3 Infinitifs changés en substantifs par licence poétique très heureuse. Alain Chartier a dit :

En son hôtel il fait venir

Le chanteur, et lui dit : Or çà, sire Grégoire,

Que gagnez-vous par an? Par an! ma foi, monsieur,
Dit avec un ton de rieur

Le gaillard savetier, ce n'est point ma manière
De compter de la sorte; et je n'entasse guère
Un jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin
J'attrape le bout de l'année;

Chaque jour amène son pain.—

Eh bien! que gagnez-vous, dites-moi, par journée?
Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seroient assez honnêtes),
Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours
Qu'il faut chômer; on nous ruine en fêtes':
L'une fait tort à l'autre; et monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône.
Le financier, riant de sa naïveté,

Lui dit: Je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône.

Ne laissez plus le dormir à bons sommes
En votre lit, par nuit obscure et brune,
Pour acquester richesses à grands sommes.

ALAIN CHARTIER, Ballade.

' VAR. Les vers qui précèdent, dans l'édition de 1678, étoient primitivement ainsi :

Tantôt plus, tantôt moins: le mal est que toujours

Il s'entremêle certains jours

Qu'il faut chomer; on nous ruine en fêtes.

De sorte que ce dernier vers se trouvoit sans rime. La Fontaine a lui-même corrigé cette faute par un carton, qui manque à beaucoup d'exemplaires.

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Prenez ces cent écus; gardez-les avec soin,

Pour vous en servir au besoin.

Le savetier crut voir tout l'argent que la terre
Avoit, depuis plus de cent ans,

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Il retourne chez lui: dans sa cave il enserre

L'argent, et sa joie à-la-fois.

Plus de chant: il perdit la voix

Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis:

Il eut pour hôtes les soucis,

Les soupçons, les alarmes vaines.
Tout le jour il avoit l'œil au guet; et la nuit,
Si quelque chat faisoit du bruit,

Le chat prenoit l'argent. A la fin le pauvre homme
S'en courut chez celui qu'il ne réveilloit plus :
Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus.

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FABLE III'.

Le Lion, le Loup, et le Renard 2.

Un lion, décrépit, goutteux, n'en pouvant plus,
Vouloit que l'on trouvât remède à la vieillesse.
Alléguer l'impossible aux rois, c'est un abus.
Celui-ci parmi chaque espéce

Manda des médecins : il en est de tous arts 3.
Médecins au lion viennent de toutes parts;
De tous côtés lui vient des donneurs de recettes.
Dans les visites qui sont faites,

Le renard se dispense, et se tient clos et coi.
Le loup en fait sa cour, daube, au coucher du roi,
Son camarade absent. Le prince tout-à-l'heure
Veut qu'on aille enfumer renard dans sa demeure,
Qu'on le fasse venir. Il vient, est présenté;

' Cette fable parut d'abord en 1671; elle est la première du recueil intitulé Fables choisies et autres poésies.

2

Æsop., 233, Leo, Lupus, et Vulpes; 72, Leo et Lupus. Contes indiens et fables indiennes de Bidpaï et de Lokman, 1778, in-12, t. II, p. 87: Le Corbeau, le Loup, le Renard, le Lion, et le Chameau.

3 C'est-à-dire de toutes les professions et de toutes les classes. Du temps de La Fontaine, les bateleurs, vendeurs de baumes et de spécifiques, et les charlatans de tous les genres, étoient encore plus nombreux qu'aujourd'hui; et, vu l'ignorance et le pédantisme des médecins, ils obtenoient plus de crédit.

Et sachant que le loup lui faisoit cette affaire :
Je crains, sire, dit-il, qu'un rapport peu sincère
Ne m'ait à mépris imputé

D'avoir différé cet hommage;

Mais j'étois en pélerinage,

Et m'acquittois d'un vœu fait pour votre santé.
Même j'ai vu dans mon voyage

Gens experts et savants; leur ai dit la langueur
Dont votre majesté craint à bon droit la suite.
Vous ne manquez que de chaleur;

Le long âge en vous l'a détruite :

D'un loup écorché vif appliquez-vous la peau

Toute chaude et toute fumante :
Le secret sans doute en est beau
Pour la nature défaillante.

Messire loup vous servira,

S'il vous plaît, de robe de chambre.

Le roi goûte cet avis-là.

On écorche, on taille, on démembre Messire loup. Le monarque en soupa, Et de sa peau s'enveloppa.

Messieurs les courtisans, cessez de vous détruire;
Faites, si vous pouvez, votre cour sans vous nuire :
Le mal se rend chez vous au quadruple du bien.

1

Les daubeurs ont leur tour d'une ou d'autre manière :

'Mot heureusement créé par notre poëte, et admis seulement

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