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FABLE XVII.

La Tête et la Queue du Serpent'.

Le serpent a deux parties
Du genre humain ennemies,
Tête et queue; et toutes deux
Ont acquis un nom fameux
Auprès des Parques cruelles:
Si bien qu'autrefois entre elles
Il survint de grands débats

Pour le pas.

La tête avoit toujours marché devant la

La queue au ciel se plaignit,

Et lui dit :

Je fais mainte et mainte lieue

Comme il plaît à celle-ci :

queue.

Croit-elle que toujours j'en veuille user ainsi?

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Je suis son humble servante.

On m'a faite, Dieu merci,
Sa sœur, et non sa suivante.
Toutes deux de même sang,
Traitez-nous de même sorte:
Aussi-bien qu'elle je porte

Plutarque, Vie d'Agis et de Cléomène, t. VII, p. 311 de la

traduction d'Amyot, édit. de Clavier, 1802, in-8°.

Un poison prompt et puissant '.
Enfin, voilà ma requête :

C'est à vous de commander
Qu'on me laisse précéder,

A mon tour, ma sœur la tête.
Je la conduirai si bien,

Qu'on ne se plaindra de rien.

Le ciel eut pour ces vœux une bonté cruelle.
Souvent sa complaisance a de méchants effets.
Il devroit être sourd aux aveugles souhaits.
Il ne le fut pas lors 2; et la guide3 nouvelle,
Qui ne voyoit, au grand jour,

Pas plus clair que dans un four,
Donnoit tantôt contre un marbre,

Contre un passant, contre un arbre :
Droit aux ondes du Styx elle mena sa sœur.

Malheureux les États tombés dans son erreur!

'Erreur d'histoire naturelle: malgré le proverbe in cauda veneil n'y a point de poison dans la queue des serpents.

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* Lors pour alors est d'un usage fréquent dans nos premiers poëtes; Marot, Malherbe, et Racan, en fournissent de nombreux exemples.

3 Le mot guide étoit autrefois féminin, ainsi que plusieurs mots dérivés de l'espagnol ou de l'italien, appartenant à l'art militaire; mais du temps de La Fontaine ce mot n'étoit plus employé au féminin que pour rappeler les titres d'anciens ouvrages ascétiques, tels que la Guide des pécheurs, etc. Cependant ce changement d'usage étoit, à cet égard, assez récent; car le dictionnaire de Nicot, imprimé en 1606, fait encore guide féminin.

FABLE XVIII.

Un Animal dans la Lune'.

2

Pendant qu'un philosophe assure

Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés, Un autre philosophe3 jure

Qu'ils ne nous ont jamais trompés.

Tous les deux ont raison; et la philosophie
Dit vrai quand elle dit que les sens tromperont

Tant que sur leur rapport les hommes jugeront;
Mais aussi, si l'on rectifie

L'image de l'objet sur son éloignement,
Sur le milieu qui l'environne,

Sur l'organe et sur l'instrument,

Les sens ne tromperont personne.

La nature ordonna ces choses sagement:
J'en dirai quelque jour les raisons amplement.

'Le chevalier Paul Neal, un des membres de la Société royale de Londres, crut avoir aperçu au travers de son télescope un éléphant dans la lune; mais on découvrit bientôt que cet éléphant n'étoit qu'une souris qui s'étoit glissée entre les deux verres du télescope. Ce fait suggéra à La Fontaine, sur les erreurs de nos sens, des réflexions philosophiques auxquelles il lui a plu de donner le titre de fable.

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J'aperçois le soleil : quelle en est la figure?

Ici-bas ce grand corps n'a que trois pieds de tour:
Mais si je le voyois là-haut dans son séjour,
Que seroit-ce à mes yeux que l'oeil de la nature 1?
Sa distance me fait juger de sa grandeur;

Sur l'angle et les côtés ma main la détermine.
L'ignorant le croit plat; j'épaissis sa rondeur :
Je le rends immobile; et la terre chemine.
Bref, je démens mes yeux en toute sa machine :
Ce sens ne me nuit point par son illusion.

Mon ame, en toute occasion,
Développe le vrai caché sous l'apparence;
Je ne suis point d'intelligence

Avecque mes regards peut-être un peu trop prompts,
Ni mon oreille 2, lente à m'apporter les sons.
Quand l'eau courbe un bâton, ma raison le redresse:
La raison décide en maîtresse.

Mes yeux, moyennant ce secours,

Ne me trompent jamais en me mentant toujours.
Si je crois leur rapport, erreur assez commune,
Une tête de femme est au corps de la lune.

Cette expression, qu'à tort on a critiquée, se retrouve dans des poëtes plus anciens.

Il voit ce beau soleil, l'œil de Dieu et du monde.
REMI BELLEAU, Complainte de Prométhée.

Cet astre, ame du monde, œil unique des cieux.
REGNIER, Sonnet II.

J. B. Rousseau et Delille se sont aussi servis de cette métaphore.

Ni avec mon oreille. Ellipse.

Y peut-elle être? non. D'où vient donc cet objet?
Quelques lieux inégaux font de loin cet effet.
La lune nulle part n'a sa surface unie:
Montueuse en des lieux, en d'autres aplanie,
L'ombre avec la lumière y peut tracer souvent
Un homme, un boeuf, un éléphant.
Naguère l'Angleterre y vit chose pareille.
La lunette placée, un animal nouveau
Parut dans cet astre si beau;

Et chacun de crier merveille.

Il étoit arrivé là-haut un changement
Qui présageoit sans doute un grand événement.
Savoit-on si la guerre entre tant de puissances
N'en étoit point l'effet? Le monarque accourut :
Il favorise en roi ces hautes connoissances.
Le monstre dans la lune à son tour lui parut.
C'étoit une souris cachée entre les verres :
Dans la lunette étoit la source de ces guerres.

On en rit. Peuple heureux! quand pourront les François'
Se donner, comme vous, entiers à ces emplois !
Mars nous fait recueillir d'amples moissons de gloire :
C'est à nos ennemis de craindre les combats,

A nous de les chercher, certains que la Victoire,
Amante de Louis, suivra par-tout ses pas.

Ses lauriers nous rendront célébres dans l'histoire.

1

L'Angleterre étoit en paix avec toutes les puissances, tandis que la France faisoit alors à-la-fois la guerre à la Hollande, à l'Espagne, et à l'Empire.

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