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tune s'abattant sur la veuve et les orphelins; les plus sombres nuages troublèrent son imagination.

Il n'hésita pas, et, sans se donner le temps de rentrer chez lui, se remit en marche.

5 Ceux qui le virent passer, absorbé dans ses pensées, ne remarquant personne autour de lui, se demandèrent quelle grave affaire pouvait provoquer cette course haletante d'un homme qui avait dû revenir brisé de fatigue.

IO Après avoir franchi le quart de la distance, il s'informa du voyageur et demanda si on ne l'avait pas

vu.

Celui-ci avait passé quelque temps auparavant. joie du retour donnait des ailes à l'un,

15 la pensée d'un malheur à détourner.

La

comme à l'autre Plus de doutes,

le malheureux s'était engagé dans un sentier qui le conduisait inévitablement au Moulin - Brûilé.

Le

facteur calcula qu'en prenant un sentier difficile, dangereux, il pouvait encore arriver le premier. 20 Il hâta le pas et atteignit l'endroit fatal lorsque la nuit était déjà avancée. Le lieu était propice à un guet-apens. Une espèce de tranchée était ouverte entre des rochers; des deux côtês, des arbres touffus formaient un ombrage impénétrable; les nuages allaient 25 vite et voilaient à chaque instant la lune, dont les rayons blafards accentuaient encore le caractère sinistre

du paysage.

Il s'arrêta; au milieu du frémissement du feuillage agité par le vent, il avait cru entendre le bruit de pas 30 qui se rapprochaient; c'était sans doute Georges André qu'il avait devancé de quelques instants seulement; il

allait marcher à sa rencontre, lorsqu'un coup de feu retentit et l'atteignit en pleine poitrine.

L'assassin sortit d'un fourré voisin, mais, au moment où il s'approchait de sa victime pour l'achever et la dépouiller, il se trouva en présence d'un nouvel acteur, 5 et sa déception se traduisit par un horrible blasphème; il avait reconnu Georges André. La lame d'un couteau brilla dans sa main, mais il n'eut pas le temps de s'en servir, et roula sur le sol, atteint à la tête d'un vigoureux coup de bâton.

Une femme, affolée de terreur, se jetait en ce moment sur le corps du facteur.

-Malheureuse que je suis! dit-elle, je le prévoyais, il l'a tué.

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Madame André n'avait pu résister à son inquiétude 15 et, à l'heure où elle supposait que son mari devait arriver, elle était venue l'attendre; au bruit du coup de feu, elle était précipitamment accourue.

-Jeanne, lui dit son mari, rassure-toi, je n'ai

rien.

siné ?

Ce n'est donc pas toi? . . . qui donc a-t-il assas

Ils se penchèrent sur le corps de Martin, et le reconnurent aux rayons de la lune qui en ce moment éclairait son visage et son uniforme.

20

25

Les deux époux le transportèrent dans leur maison où il vécut encore vingt-quatre heures. Il raconta comment il s'était laissé voler la lettre dans laquelle Georges André annonçait son retour, comment il s'était décidé à prévenir à tout prix les conséquences de sa 30 négligence, dût-il offrir sa vie en échange de celle du

père de famille qu'il avait involontairement contribué à mettre en péril.

Victime obscure du devoir, il avait ajouté un nouveau trait à la liste de ces dévouements inconnus qui s'accomplissent journellement, sans être encouragés 5 par l'espoir d'aucune récompense, sans même avoir pour dédommagement le souvenir qu'ils laissent après

eux.

L'

LE PETIT TAMBOUR SARDE.

E premier jour de la bataille de Custozza, le 21 juillet ΙΟ 1848, une soixantaine de soldats faisant partie d'un régiment d'infanterie avaient été envoyés sur une hauteur occuper une maison isolée. Ils se trouvèrent assaillis à l'improviste par deux compagnies de soldats autrichiens. Ceux-ci faisaient une fusillade si bien 15 nourrie que les fantassins eurent à peine le temps de se réfugier dans la maison et de barricader précipitamment les portes, après avoir laissé quelques morts et quelques blessés dans les champs.

Les portes closes, les soldats accoururent aux fenêtres 20 du rez-de-chaussée et du premier étage, et ils commencèrent à tirer sur les assaillants. Ces derniers, en s'avançant peu à peu en demi-cercle, répondaient vigoureusement.

Ces soixante soldats étaient commandés par deux 25 officiers subalternes et un capitaine, un vieux, grand, sec, à la barbe et aux cheveux blancs. Avec eux se trouvait un tambour sarde, un garçon qui avait tout au plus quatorze ans et n'en paraissait pas plus de douze,

Le

petit, au teint olivâtre, aux yeux noirs et profonds. capitaine dirigeait la défense d'une chambre du premier étage, lançant ses ordres comme des coups de pistolet, et sur son visage de fer ne se lisait aucune émotion. Le petit tambour, un peu pâle, mais solide sur ses jambes, était monté sur une table, d'où il voyait par la fenêtre à travers la fumée les lignes blanches des Autrichiens qui s'avançaient lentement dans les champs.

La maison était située sur la crête d'une pente rapide et sur laquelle était percée une unique petite fenêtre sur le ro toit. Voilà pourquoi les Autrichiens ne menaçaient pas la maison de ce côté; la pente était libre; le feu ne battait que la façade et les deux flancs de la maison.

Mais c'était un feu terrible, une grêle de balles qui criblait les murs et brisait les tuiles; à l'intérieur les 15 balles fracassaient les meubles, les corniches, les plafonds, les portes, jetant dans l'air des éclats de bois, des nuages de plâtre, des tronçons de vaisselle et de vitres: elles sifflaient, rebondissaient et brisaient tout sur leur passage, avec un bruit assourdissant.

20

De temps en temps un des soldats qui tiraient par la fenêtre s'affaissait sur le plancher et on le traînait dans un coin. Quelques-uns allaient en chancelant de chambre en chambre serrant leurs blessures d'une main crispée. Dans la cuisine il y avait déjà un mort, le 25

front ouvert.

Le demi-cercle des ennemis se resserrait visiblement. A un certain moment, on vit le capitaine, jusque-là impassible, faire un geste d'inquiétude, et sortir précipitamment de la chambre suivi par un sergent. Trois 30 minutes après le sergent accourut et appela le petit

tambour. L'enfant le suivit en courant sur l'escalier et entra après lui dans une mansarde nue; le capitaine était là, occupé à écrire avec un crayon sur une feuille de papier qu'il appuyait à la vitre de la petite fenêtre. 5 A ses pieds, sur le plancher, il y avait une corde à puits.

ΙΟ

15

Le capitaine plia la feuille et dit en fixant sur les yeux du garçon ses regards froids devant lesquels tous les soldats tremblaient :

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Regarde là-bas, dit le capitaine en le poussant vers la lucarne, dans la plaine, près des maisons de Villafranca où reluisent des baïonnettes: il y a notre régiment. Prends ce billet, tu descendras de la lucarne à l'aide de cette corde; glisse le long de la pente, tra20 verse les champs, cours au régiment et donne ce billet au premier officier que tu rencontreras. Enlève ton

ceinturon et ta giberne.

Le tambour enleva son ceinturon et sa giberne, et glissa le billet dans sa poche; le sergent jeta la corde 25 hors de la fenêtre, tout en tenant un des bouts de ses deux mains, tandis que le capitaine aidait l'enfant à passer par la fenêtre, le dos tourné vers la campagne. -Ecoute, tambour, dit-il, le salut du détachement dépend de ton courage et de tes jambes.

30

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Comptez sur moi, capitaine, répondit l'enfant en s'accrochant à la corde, hors de la lucarne.

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