Page images
PDF
EPUB

VOUS

LE FACTEUR RURAL.

l'avez vu souvent parcourir les campagnes

d'un pas accéléré, reconnaissable non seulement à sa blouse et à sa casquette d'uniforme, mais encore à l'activité soutenue de ses mouvements. Car pour lui, 5 les instants sont comptés et il n'a pas le droit de se ralentir. Marcheur infatigable, il accomplit sa tâche depuis le premier jusqu'au dernier jour de l'année sans se reposer jamais. Qu'un soleil tropical invite toutes les créatures à l'immobilité, qu'il fasse un froid 10 de Sibérie, qu'il vente, qu'il neige, peu importe; il faut qu'il aille jusqu'au dernier village de sa tournée porter les lettres, les journaux et les prospectus que le commerce confie par millions à la sollicitude de la poste.

15 Les grandes routes ne sont pas faites pour lui; ne faut-il pas qu'il aille à la traverse, au milieu des bois et des marécages, chercher la maisonnette perdue au fond de la solitude, en dehors de toute voie de communication?

20 Il fait huit à dix lieues par jour, traçant des méandres, franchissant les ruisseaux, escaladant les rochers, se hasardant dans les ravins, se meurtrissant aux haies et aux broussailles. La flânerie lui est interdite, car l'heure réglementaire du retour est fixée; 25 les lettres qu'il rapporte doivent partir par le prochain courrier, on les attend au bureau, et la moindre infraction à son programme pourrait avoir de graves conséquences.

Nous ne saurions sans ingratitude méconnaître les services de cet incorruptible messager dont la probité et le zèle sont constamment mis à l'épreuve, qui nous apporte à l'heure fixe nos lettres et nos journaux, les nouvelles dont l'attente nous tient dans l'anxiété, qui 5 contribue à adoucir pour nous l'amertume de la disparition et de l'éloignement. Vous figurez-vous le

vide que laisserait dans notre existence l'absence de ces humbles fonctionnaires?

J'en ai connu un qui depuis vingt ans exerçait ce 10 métier. Ancien militaire, grâce à d'irréprochables états de service appuyés par quelques protections, il avait obtenu l'insigne faveur de recevoir une cinquantaine de francs par mois au bureau de poste du canton.

Le père Martin n'était pas autrement fier de cette 15 brillante position, mais il comprenait parfaitement sa responsabilité et ses devoirs; il ne se plaignait jamais.

Tout le monde connaissait dans le pays ce petit homme grisonnant, au teint cuivré, dont les jambes avaient la souplesse et la solidité de l'acier; on savait 20 l'apprécier, car scrupuleux observateur de la règle, il ne refusait jamais un service, pourvu qu'il se conciliât avec ses devoirs.

Il n'était pas un coin de sa circonscription qu'il n'eût parcouru, escorté de son chien-loup. Il connais- 25 sait à un mètre près la distance qui séparait le plus petit hameau du chef-lieu de canton, était familiarisé avec tous les sentiers, avec tous les détours.

Ce n'est pas lui qui, pour s'épargner une demi-heure de marche, aurait jeté dans un fossé quelque niais 30 prospectus, quelque imprimé portant une adresse

douteuse; s'il rapportait une pièce au bureau, c'est que le destinataire était introuvable. Il était esclave de sa consigne, ponctuel comme l'horloge, et d'une discrétion qui avait découragé les plus curieux. Tout 5 le monde le saluait affectueusement lorsqu'il arrivait dans un village, les enfants venaient à lui, et les chiens même l'accueillaient avec de joyeux aboiements. C'était à qui lui offrirait un verre de cidre et un morceau de lard. Mais il acceptait rarement, le temps 10 pressait et il n'aimait pas à contracter d'obligations gênantes.

Aussi ses notes étaient excellentes et ses chefs regrettaient que la parcimonie de l'administration ne permît de reconnaître ses loyaux services que par des 15 gratifications dérisoires.

Par une journée du milieu d'octobre, il était parti pour faire sa tournée habituelle. Le temps était affreux, la pluie n'avait cessé de tomber depuis plus d'une semaine, les chemins étaient devenus des fond20 rières, les ruisseaux s'étaient transformés en torrents; ce qui restait de feuillage aux arbres était tellement imprégné d'eau, qu'il ne pouvait offrir un abri protecteur. Le facteur, trempé jusqu'aux os, marchait avec l'impassibilité d'un vieux soldat qui ne discute pas 25 avec sa consigne.

Il avait distribué une partie de ses dépêches, mais sa tournée était loin d'être terminée, lorsqu'il passa devant une auberge, ou plutôt un misérable cabaret qui s'élevait à l'entrée d'un bois; cette maison avait 30 pour principale clientèle les sabotiers qui y trouvaient quelques articles d'épicerie et des boissons alcooliques,

Hola! monsieur le facteur, arrêtez-vous donc un instant ici; en me donnant des renseignements dont j'ai besoin, vous laisserez passer l'orage.

Cette invitation lui était adressée par un homme qui, la pipe à la bouche, se tenait sur le seuil du cabaret.

La pluie faisait rage en ce moment; un vent violent la fouettait au visage du père Martin qu'il empêchait de marcher, et inclinait vers la terre les plus gros arbres.

Le facteur était un peu en avance, et les exigences 10 du service ne vont pas jusqu'à interdire d'accepter un abri momentané, quand il s'offre dans de pareilles

circonstances.

Il pénétra donc dans la maison et alla s'installer auprès du feu qui pétillait dans la cheminée. Celui 15 qui l'avait invité à entrer, y jeta quelques branches sèches qui ne tardèrent pas à flamber; une épaisse vapeur se dégagea des vêtements trempés de Martin.

sur 20

L'autre l'interrogea sur les heures de départ des courriers, lui adressa une foule de questions lui-même, sur son service, sur tout ce qui le concernait. - Vous me connaissez donc? dit le facteur.

- Parbleu! Tout le monde vous aime et vous estime ici; on sait ce que vaut le père Martin. J'espère que vous ne refuserez pas de trinquer avec moi. Hola! 25 madame Rosier, deux verres, de l'eau-de-vie, et de la meilleure.

Une femme vint les servir et retourna à ses occupations.

Quel chien de métier vous faites là, père Martin! 30 En avez-vous encore pour longtemps avant de terminer

5

votre tournée!

Vous avez sans doute encore à aller à la Lande grise, au Plessis ? Je sais quelqu'un qui vous y attend avec impatience. Je suis obligé de passer par là; si vous voulez, je me chargerai de vos 5 dépêches.

[ocr errors]

Merci, je les remettrai moi-même.

On vous reconnaît bien là; après tout, vous avez raison, c'est votre consigne.

Tout en causant avec une loquacité que n'encou10 rageait pas le facteur, il prit le sac que celui-ci avait déposé à côté de lui, parut l'examiner pour se rendre compte du poids, et le retourna dans différents sens.

Laissez mon sac, je vous prie, dit sèchement Martin, vous avez brouillé toutes mes dépêches, je ne 15 saurai plus m'y reconnaître.

20

L'autre s'excusa humblement de sa maladresse.

Le mal est réparable, reprit-il, mettez-vous à cette table et vous n'aurez pas de peine à classer les pièces suivant la route que vous devez parcourir.

Le facteur vida son sac devant lui et se mit à classer ses dépêches. Son interlocuteur affecta de se tenir discrètement à distance, mais il trouva moyen de jeter un regard furtif par-dessus son épaule.

Pendant que Martin était occupé de ce travail, il 25 entendit derrière lui des grognements furieux.

Père Martin, aidez-moi donc à empêcher votre chien d'étrangler le mien, lui dit sa nouvelle connais

sance.

Le facteur se leva et alla prendre par la peau du cou 30 son chien, dont la fureur contrastait avec sa douceur habituelle.

« PreviousContinue »