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tué; et voici comment il s'était arrangé pour qu'un autre fût puni à sa place:

Ayant trouvé le paysan qui mangeait assis sur l'herbe, il mit, sans être vu, une chose endormante dans la boisson ou sur le pain, et l'homme s'endormit; 5 puis Croudas, par un mensonge, amena le frère du seigneur en cet endroit, le tua, et, après l'avoir tué, tacha de sang les habits du dormeur; puis, ayant pris la bourse et l'anneau du défunt, il fit semblant de les trouver en fouillant dans la maison du paysan.

Comme on le voit, profonde était sa méchanceté. Maintes gens allèrent se jeter à genoux devant le seigneur pour le supplier au nom du pauvre accusé; et ces gens-là disaient de lui ce qu'on dit quand on veut attribuer à quelqu'un l'extrême bonté:

Nous le connaissons depuis longtemps, et nous

savons qu'il n'écraserait pas une mouche.

il

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-Bah! bah! répliquait Croudas, qui ne quittait point son maître, sous prétexte de le consoler; n'en a pas moins tué le défunt, et, si l'on ne fait pas 20 justice de lui, les autres méchants seront autorisés au crime.

Les gens disaient alors au maître:

Ah! seigneur, différez le jour de la mort, les preuves sont maintenant contre cet homme; mais il 25 s'en pourra trouver un peu plus tard qui feront connaître le véritable assassin.

Croudas ne voyait pas son compte à cet avis; aussi disait-il :

Ah! seigneur, ces gens savent votre bonté: ils 30

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pensent que, le grand deuil passé, vous ferez miséricorde.

Et le seigneur s'écriait:

Non! non! jamais! L'assassin sera puni.

Et les gens s'en allaient en répétant entre eux:

Il ne se peut pas que celui-là ait fait le coup; car nous savons qu'il n'écraserait point une mouche. Au matin, le seigneur, de plus en plus poussé à la colère par les propos de Croudas, ordonna de préparer 10 le supplice, ajoutant qu'il y voulait assister, pour se donner le plaisir de voir périr douloureusement le scélérat qui était cause de sa vive peine.

Croudas fit donc lui-même porter un nombre de fagots à l'endroit où l'assassin devait être brûlé, et 15 dresser aussi tout proche, avec des branchages, un trône pour son maître.

Puis il envoya avertir le seigneur; et le seigneur vint s'asseoir sur le trône; puis l'on amena le paysan, suivi d'une foule de gens qui se lamentaient sur cette 20 mort injuste.

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- Ne pleurez pas! puisqu'il faut que je sois tué pour une action que je n'ai point à me reprocher, je vais mourir en pardonnant à ceux qui ont refusé de 25 m'être miséricordieux.

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Croudas dit aux serviteurs:

Liez-le sur le bois, et mettez le feu.

Le seigneur regardait toutes choses avec une profonde attention, et gardait sa bouche muette.

Ses yeux allaient du paysan à Croudas, et de Croudas

aux serviteurs, qui se tenaient auprès des fagots pour les allumer.

Et comme les serviteurs tardaient un peu d'obéir, Croudas leur cria:

-Allons! allons! dépêchez-vous!

Il avait hâte que le paysan fût mort.

Le pauvre homme dit à ceux qui allaient le lier:
Oh! laissez-moi faire une dernière oraison!

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Mais le seigneur, entendant ces paroles de Croudas, après avoir entendu celles du paysan, le seigneur leva la main pour commander aux serviteurs de donner au paysan le temps dont il avait besoin; et il vit Croudas faire un signe d'impatience.

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Le paysan donc, tenant ses yeux tristement baissés, se plia pour s'agenouiller sur une pierre non éloignée du seigneur; mais voilà qu'apercevant sur cette pierre une petite bête rouge, tout justement posée à l'endroit où il allait mettre ses genoux, il l'écarta doucement, 20 naturellement, de la main, pour éviter de l'écraser en s'agenouillant. Et le seigneur vit la chose.

Puis le paysan, s'étant agenouillé, commença de prier.

Et pendant que le paysan priait, le seigneur continua 25 de regarder.

Le seigneur vit la petite bête ouvrir soudainement ses ailes de vive couleur, et aller se poser sur la main gauche de Croudas.

Tandis que le paysan achevait sa prière, le seigneur 30 regarda encore; et il vit Croudas comme par manière

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de passe-temps, comme par contrariété d'attendre trop une chose fortement désirée mettre un doigt de sa

main droite sur la bête, et appuyer, et faire de la mignonne et jolie innocente un peu de poussière rouge, 5 dont sa main gauche fut tachée.

Et, comme en ce moment le paysan se relevait, ayant fini de prier, et que les serviteurs allaient le saisir, le seigneur descendit tout à coup de son trône et cria:

Laissez cet homme! ne le faites pas mourir; il Io n'est pas l'assassin de mon frère; c'est impossible! Tout en parlant ainsi, le seigneur ne perdait pas de vue le visage de Croudas; et il vit ce visage blémir. Cependant Croudas s'approcha de son maître et lui

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dit:

Mais, seigneur, les preuves sont là; et si vous ne les trouvez pas suffisantes pour faire condamner cet homme, qui donc accuserez-vous ?

Le seigneur répliqua :

Qui j'accuserai? ce sera peut-être vous, Croudas! Aussitôt, Croudas, qui ne s'attendait pas à cette réplique, se prit à trembler en disant:

Moi, seigneur! moi, seigneur! . . .

Le seigneur dit encore, en saisissant la main de Croudas:

25 Oui, vous, car la tache de sang est maintenant sur

vous;. voyez! Oui, vous, car au moment où vous deviez être plein d'horreur pour le crime, vous avez tué à plaisir la pauvre petite créature qui s'était placée sans méfiance sur votre main, et que le paysan, injustement 30 condamné, avait charitablement respectée au moment de mourir.

Alors Croudas ne put faire entendre que des paroles entrecoupées.

Le seigneur comprit donc qu'il était vraiment coupable; il le fit prendre et lier par les serviteurs, et lui dit:

Déclare ton crime!

Et Croudas déclara son crime, dans l'espoir que, disant toute la vérité, il lui serait fait grâce de la vie. Il supplia le seigneur; mais le seigneur ne voulut rien entendre.

D'ailleurs nulles gens ne se présentèrent pour obtenir son pardon, car il n'avait l'amour d'aucun.

Croudas ayant donc été brûlé au lieu du paysan, le paysan fut fait chef des serviteurs, et toujours se garda aussi fidèle envers son maître que bon envers tous.

Or, il arriva que chacun dans le pays fut d'accord pour penser que le bon Dieu avait envoyé lui-même la petite bête rouge pour qu'elle fût conseillère de justice. au seigneur.

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Et depuis, chacun qui en voyait une pareille, prenait 20 attention à ne point lui faire de mal, disant: «C'est la bête au bon Dieu; elle a peut-être mission de salut pour quelque innocent; et, si je l'écrasais, on me croirait assassin, car j'aurais la tache de sang sur moi.» Et l'histoire, s'étant redite de paysan à paysan, 25 passa de pays en pays et se répandit partout . . . .

Et voilà comment il advint qu'on appela bêtes au bon Dieu les bêtes au bon Dieu, et la cause qui fait qu'on les a en vénération.

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