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mot dire.

Mais le lendemain on recommença à m'injurier de plus belle: «Mauvais pièce, disait-on, tâchons de nous en débarrasser. »

« Je tremblais entre les doigts des gens qui cherchaient à me glisser furtivement à autrui.

«Malheureux que je suis! m'écriais-je. A quoi me sert-il d'être si pur de tout alliage, d'avoir été si nettement frappé! On n'est donc pas estimé, dans le monde, à sa juste valeur, mais d'après l'opinion qu'on se forme de vous. Ce doit être bien affreux d'avoir la conscience Io chargée de fautes, puisque, même innocent, on souffre à ce point d'avoir seulement l'air coupable!

«Chaque fois qu'on me produisait à la lumière pour me mettre en circulation, je frémissais de crainte. Je m'attendais à être examiné, scruté, pesé, jeté sur la 15 table, dédaigné et injurié comme l'œuvre du mensonge et de la fraude.

« J'arrivai ainsi entre les mains d'une pauvre vieille femme. Elle m'avait reçu pour salaire d'une rude journée de travail. Impossible de tirer parti de moi! 20 Personne ne voulait me recevoir. C'était une perte sérieuse pour la pauvre vieille.

« Me voilà donc réduite, se dit-elle, à tromper quelqu'un en lui faisant accepter cette pièce fausse. C'est «bien contre mon gré, mais je ne possède rien et je ne 25 «puis me permettre le luxe de conserver un mauvais «<schilling. Ma foi, je vais le donner au boulanger qui « est si riche: cela lui fera moins de tort qu'à n'importe «qui. C'est mal néanmoins ce que je fais. »

«Faut-il que j'aie encore le malheur de peser sur la 30 conscience de cette brave femme! me dis-je en sou

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pirant. Ah! qui aurait supposé, en me voyant si brillant dans mon jeune temps, qu'un jour je descendrais si bas?»

«La vieille femme entra chez l'opulent boulanger; 5 celui-ci connaissait trop bien les pièces ayant cours pour se laisser prendre : il me jeta à la figure de la pauvre vieille, qui s'en alla honteuse et sans pain. C'était pour moi le comble de l'humiliation! J'étais désolé et navré, comme peut l'être un schilling méprisé, dont personne

10 ne veut.

«La bonne femme me reprit pourtant, et, de retour chez elle, elle me regarda de son regard bienveillant : «Non, dit-elle, je ne veux plus chercher à attraper per«sonne; je vais te trouer pour que chacun voie bien 15 «que tu es une pièce fausse. Mais l'idée m'en vient tout «à coup qui sait? Ne serais-tu pas une de ces pièces « de monnaie qui portent bonheur? J'en ai comme un «pressentiment. Oui, c'est cela, je vais te percer au <«milieu, et passer un ruban par le trou; je t'attacherai 20 « au cou de la petite fille de la voisine et tu lui porteras << bonheur. >>

<< Elle me transperça comme elle l'avait dit, et ce ne fut pas pour moi une sensation agréable. Toutefois, de ceux dont l'intention est bonne on supporte bien des 25 choses. Elle passa le ruban par le trou: me voilà trans

formé en une sorte de médaillon, et l'on me suspend au cou de la petite qui, toute joyeuse, me sourit et me baise. Je passai la nuit sur le sein innocent de l'enfant.

«Le matin venu, sa mère me prit entre les doigts, me 30 regarda bien. Elle avait son idée sur moi, je le devinai aussitôt. Elle prit des ciseaux et coupa le ruban.

<«< Ah! tu es un schilling qui porte bonheur ! dit-elle. « C'est ce que nous verrons. >>

«Elle me plongea dans du vinaigre. Oh! le bain pénible que je subis! j'en devins verdâtre. Elle mit ensuite du mastic dans le trou, et, sur le crépuscule, 5 alla chez le receveur de la loterie afin d'y prendre un billet. Je m'attendais à un nouvel affront. On allait me rejeter avec dédain, et cela devant une quantité de pièces fières de leur éclat. J'échappai à cet affront. Il y avait beaucoup de monde chez le receveur; il ne 10 savait à qui entendre; il me lança parmi les autres pièces, et, comme je rendis un bon son d'argent, tout fut dit. J'ignore si le billet de la voisine sortit au premier tirage, mais ce que je sais bien, c'est que, le lendemain, je fus reconnu de nouveau pour une mauvaise 15 pièce et mis à part pour être passé en fraude.

« Mes misérables pérégrinations recommencèrent. Je roulai de main en main, de maison en maison, insulté, mal vu de tout le monde. Personne n'avait confiance en moi, et je finis par douter de ma propre valeur. 20 Dieu! quel affreux temps ce fut là !

« Arrive un voyageur étranger. On s'empresse naturellement de lui passer la mauvaise pièce, qu'il prend sans la regarder. Mais quand il veut me donner à son tour, chacun se récrie: «Elle est fausse, elle ne vaut rien ! » 25 Voilà les affligeantes paroles que je fus condamné pour la centième fois à entendre.

« On me l'a pourtant donnée pour bonne,» dit l'étranger en me considérant avec attention. Un sourire s'épanouit tout à coup sur ses lèvres. C'était extraordi- 30 naire; toute autre était l'impression que je produisais

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habituellement sur ceux qui me regardaient.

<< Tiens !

«s'écria-t-il, c'est une pièce de mon pays, un brave et <«< honnête schilling. On l'a troué; on l'a traité comme «< une pièce fausse. Je vais le garder et je le remporterai «chez nous. »

« Je fus, à ces mots, pénétré de la joie la plus vive. Depuis longtemps je n'étais plus accoutumé à recevoir des marques d'estime. On m'appelait un brave et honnête schilling, et bientôt je retournerais dans mon 10 pays, où tout le monde me ferait fête comme autrefois. Je crois que, dans mon transport, j'aurais lancé des étincelles si ma substance l'avait permis.

« Je fus enveloppé dans du beau papier de soie, afin de ne plus être confondu avec les autres monnaies; et 15 lorsque mon possesseur rencontrait des compatriotes, il

me montrait à eux; tous disaient du bien de moi, et l'on prétendait même que mon histoire était intéres

sante.

«Enfin j'arrivai dans ma patrie. Toutes mes peines 20 furent finies, et je repris un nouveau plaisir à l'existence. Je n'éprouvais plus de contrariétés ; je ne subissais plus d'affronts. J'avais l'apparence d'une pièce fausse à cause du trou dont j'étais percé; mais cela n'y faisait rien; on s'assurait tout de suite que j'étais de bon aloi 25 et l'on me recevait partout avec plaisir.

« Ceci prouve qu'avec la patience et le temps, on finit toujours par être apprécié à sa véritable valeur.

<< C'est vraiment ma conviction, » dit le schilling en terminant son récit.

CE QUE LE VIEUX FAIT EST BIEN FAIT.

E vais te raconter une histoire que j'ai entendue lorsque j'étais encore petit garçon. Chaque fois que je me la rappelai par la suite, elle me parut plus jolie, et, en effet, il en est des contes comme des hommes: il en est qui embellissent avec l'âge.

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Tu n'es pas sans avoir été à la campagne; tu y as vu çà et là une vieille, très-vieille maison de paysan, avec le toit de chaume où croissent les herbes et la mousse ; sur le faîte se trouve l'inévitable nid de cigogne. Les murs sont inclinés de droite et de gauche; il n'y a que 10 deux ou trois fenêtres basses; une seule même peut s'ouvrir. Le four sort de la muraille. Un sureau dépasse la haie, et sous ses branches est une mare où des canards se baignent. Un chien à l'attache aboie après tout le monde.

Ils ne

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Dans une de ces demeures rustiques habitait un couple de vieux, un paysan et une paysanne. possédaient presque rien au monde, et pourtant ils avaient une chose qui leur était superflue: un cheval qui se nourrissait de l'herbe des fossés de la route. 20 Quand le paysan allait à la ville, il montait la bête; souvent les voisins la lui empruntaient, et en retour ils rendaient au brave homme quelques services. Toutefois il était d'avis que le plus sage serait de s'en défaire, de le vendre ou de le troquer pour un objet plus utile. 25 Mais quoi par exemple?

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