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deux et en donna une moitié à sa fiancée, en lui recommandant de la bien conserver pendant qu'il gardait l'autre. Dans la moitié qu'il donnait, il inscrivit son propre nom, et celui de la jeune fille dans celle 5 qu'il gardait pour lui. Puis il prit congé d'elle en disant: «Je vous quitte pour trois ans. Si je reviens, nous nous marierons; mais si je ne reviens pas, c'est que je serai mort, et vous serez libre. Priez Dieu qu'il me conserve la vie.»

10 La pauvre fiancée prit le deuil, et les larmes lui venaient aux yeux quand elle pensait à son fiancé. Ses sœurs l'accablaient des plaisanteries les plus désobligeantes. «Prends bien garde, disait l'aînée, quand tu lui donneras ta main, qu'il ne t'écorche avec 15 sa patte.

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Méfie-toi, ajoutait la seconde, les ours aiment les douceurs; si tu lui plais, il te croquera.

Il te faudra toujours faire sa volonté, reprenait l'aînée; autrement, gare les grognements.

Mais, ajoutait encore la seconde, le bal de noces sera gai les ours dansent bien.»

La pauvre fille laissait dire ses sœurs sans se fâcher. Quant à l'homme à la peau d'ours, il errait toujours dans le monde, faisant du bien tant qu'il pouvait et 25 donnant généreusement aux pauvres, afin qu'ils priassent pour lui.

Enfin, quand le dernier jour des sept ans fut arrivé, il retourna à la lande et se mit dans le cercle des arbres. Un grand vent s'éleva, et le diable ne tarda 30 pas à paraître avec un air courroucé; il jeta au soldat

ses vieux vêtements et lui redemanda son habit vert.

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« Un instant, dit Peau-d'ours, il faut d'abord que tu me nettoies.» Le diable fut forcé, bien malgré lui, d'aller chercher de l'eau, de laver Peau-d'ours, de lui peigner les cheveux et de lui couper les ongles. L'homme reprit l'air d'un brave soldat, beaucoup plus beau qu'il 5 n'avait été auparavant.

Peau-d'ours se sentit soulagé d'un grand poids quand le diable fut parti sans le tourmenter autrement. Il retourna à la ville, endossa un magnifique habit de velours, et, montant dans une voiture traînée par 10 quatre chevaux blancs, il se fit conduire chez sa fiancée. Personne ne le reconnut; le père le prit pour un officier supérieur, et le fit entrer dans la chambre où étaient ses filles. Les deux aînées le firent asseoir entre elles; elles lui servirent un repas délicat, en 15 déclarant qu'elles n'avaient jamais vu un si beau cavalier. Quant à sa fiancée, elle était assise en face de lui avec ses vétements noirs, les yeux baissés et sans dire un mot. Enfin le père lui demanda s'il voulait épouser une de ses filles et les deux aînées coururent dans leur 20 chambre pour faire toilette, car chacune d'elles s'imaginait qu'elle était la préférée.

L'étranger, resté seul avec sa fiancée, prit la moitié d'anneau qu'il avait dans sa poche, et la jeta au fond d'un verre de vin qu'il lui offrit. Quand elle eut bu et 25 qu'elle aperçut ce fragment au fond du verre, le cœur lui tressaillit. Elle saisit l'autre moitié qui était suspendue à son cou, la rapprocha de la première, et toutes les deux se rejoignirent exactement. Alors il lui dit: «Je suis ton fiancé bien-aimé, que tu as vu sous 30 une peau d'ours; maintenant, par la grâce de Dieu, j'ai

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recouvré ma figure humaine, et je suis purifié de mes souillures.>>

Et, la prenant dans ses bras, il l'embrassa étroitement. En même temps les deux sœurs rentraient en grand 5 costume; mais, quand elles virent que ce beau jeune homme était pour leur sœur et que c'était l'homme à la peau d'ours, elles s'enfuirent, pleines de dépit et de colère la première alla se noyer dans un puits, et la seconde se pendit à un arbre.

«Eh

Le soir on frappa à la porte, et le fiancé, allant ouvrir, vit le diable en habit vert qui lui dit : bien j'ai perdu ton âme, mais j'en ai gagné deux autres.>>

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LE SCHILLING D'ARGENT.

I.

y avait une fois un schilling. Lorsqu'il sortit de la 15 Monnaie, il était d'une blancheur éblouissante ; il sauta, tinta: «Hourrah! dit-il, me voilà parti pour le vaste monde ! Et il devait, en effet, parcourir bien des pays.

Il passa dans les mains de diverse personnes. L'enfant 20 le tenait ferme avec ses menottes chaudes. L'avare le serrait convulsivement dans ses mains froides. Les vieux le tournaient, le retournaient, Dieu sait combien de fois, avant de le lâcher. Les jeunes gens le faisaient

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rouler avec insouciance.

Notre schilling était d'argent de bon aloi, presque sans alliage. Il y avait déjà un an qu'il trottait par le

monde, sans avoir quitté encore le pays où on l'avait monnayé. Un jour enfin il partit en voyage pour l'étranger. Son possesseur l'emportait par mégarde. Il avait résolu de ne prendre dans sa bourse que de la monnaie du pays où il se rendait. Aussi fut-il surpris 5 de retrouver, au moment du départ, ce schilling égaré. «Ma foi, gardons-le, se dit-il, là-bas il me rappellera le pays!» Il laissa donc retomber au fond de la bourse le schilling, qui bondit et résonna joyeusement.

Le voilà donc parmi une quantité de camarades 10 étrangers qui ne faisaient qu'aller et venir. Il en arrivait toujours de nouveaux avec des effigies nouvelles, et ils ne restaient guère en place. Notre schilling, au contraire, ne bougeait pas. On tenait donc à lui: c'était une honorable distinction.

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Plusieurs semaines s'étaient écoulées : le schilling avait fait déjà bien du chemin à travers le monde, mais il ne savait pas du tout où il se trouvait. Les pièces de monnaie qui survenaient lui disaient les unes qu'elles étaient françaises, les autres qu'elles étaient italiennes. 20 Telle qui entrait lui apprit qu'on arrivait en telle ville; telle autre qu'on arrivait dans telle autre ville. Mais c'était insuffisant pour se faire une idée du beau voyage qu'il faisait. Au fond du sac on ne voit rien, et c'était le cas de notre schilling.

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Il s'avisa un jour que la bourse n'était pas bien fermée. Il glissa vers l'ouverture pour tâcher d'apercevoir quelque chose. Mal lui prit d'être trop curieux. Il tomba dans la poche du pantalon; quand le soir son maître se déshabilla, il en retira sa bourse, mais y laissa 30 le schilling. Le pantalon fut mis dans l'antichambre,

avec les autres habits, pour être brossé par le garçon d'hôtel. Le schilling s'échappa de la poche et roula par terre; personne ne l'entendit, personne ne le vit.

Le lendemain, les habits furent rapportés dans la 5 chambre. Le voyageur les revêtit, quitta la ville, laissant là le schilling perdu. Quelqu'un le trouva et le mit dans son gousset, pensant bien s'en servir.

«Enfin, dit le schilling, je vais donc circuler de nouveau et voir d'autres hommes, d'autres mœurs et 10 d'autres usages que ceux de mon pays! »

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Lorsqu'il fut sur le point de passer en de nouvelles mains, il entendit ces mots : « Qu'est-ce que cette pièce? Je ne connais pas cette monnaie. C'est probablement une pièce fausse; je n'en veux pas : elle ne vaut rien. » C'est en ce moment que commencent en réalité les aventures du schilling, et voici comme il racontait plus tard à ses camarades les traverses qu'il avait essuyées.

II.

A ces mots,

«Elle est fausse, elle ne vaut rien ! » disait le schilling, je vibrai d'indignation. Ne savais-je 20 pas bien que j'étais de bon argent, que je sonnais bien, et que mon empreinte était loyale et authentique? Ces gens se trompent, pensais-je; ou plutôt ce n'est pas de moi qu'ils parlent. Mais non, c'était bien de moi-même qu'il s'agissait, c'était bien moi qu'ils accusaient d'être 25 une pièce fausse !

«Je la passerai ce soir à la faveur de l'obscurité,» se dit l'homme qui m'avait ramassé.

«C'est ce qu'il fit en effet; le soir on m'accepta sans

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