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qui ne put à la fin s'empêcher de sourire d'une pareille simplicité.

- Du côté d'où vient le vent, répondit Nicklausse, c'est le plus sûr.

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Vous êtes bien décidé?

- Oui, Monsieur.

Je

Très-bien, nous allons régler votre compte. regrette un aussi bon serviteur que vous, mais je me ferais un véritable scrupule de résister à votre vocation.>> ΙΟ Ils descendirent ensemble au bureau de la librairie, et, après vérification faite de ses registres, M. Furbach compta deux cent cinquante florins d'Autriche à Nicklausse, restant de ses gages, y compris les intérêts depuis six ans. Après quoi le digne homme lui souhaita 15 bonne chance et se pourvut d'un autre cocher.

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Longtemps le vieux libraire raconta cette étrange histoire; il riait beaucoup de la naïveté des gens du Pitcherland, et les recommandait à ses amis et connaissances comme d'excellents serviteurs.

Quelques années après, M. Furbach, ayant marié sa fille Mlle Anna Furbach, au riche libraire Rubeneck, de Leipzig, se retira des affaires. Mais il avait tellement contracté l'habitude du travail, que, malgré ses soixante-dix ans, l'inaction lui devint bientôt insuppor25 table. C'est alors qu'il fit plusieurs voyages en Italie, en France, en Belgique.

Vers les premiers jours d'automne, en 1838, il visitait les bords du Rhin. C'était un petit vieillard à l'œil vif, aux pommettes colorées, à la démarche encore 30 ferme. On le voyait se promener sur le pont du bateau, le nez en l'air, la redingote boutonnée, un para

pluie sous le bras, le bonnet de soie noire tiré sur les oreilles, causant, s'informant de tout, prenant des notes et consultant volontiers le Guide des voyageurs.

Un matin, entre Frisenheim et Neubourg, après avoir passé la nuit au salon du dampschiff avec trente autres 5 voyageurs, femmes, enfants, touristes, commerçants, étendus pêle-mêle sur les banquettes, M. Furbach, heureux d'échapper à cette étuve, monta sur le pont au petit jour.

Il était environ quatre heures du matin, une brume 10 épaisse couvrait le fleuve; le flot mugissait, la machine clapotait lourdement, quelques lumières lointaines tremblotaient dans le brouillard, et parfois d'immenses rumeurs s'élevaient dans la nuit: la voix du vieux Rhin, dominant le tumulte, racontait l'éternelle légende des 15 générations éteintes, les crimes, les exploits, la grandeur et la chute de ces antiques margraves, dont les repaires commençaient à se dessiner du milieu des ténèbres.

Appuyé contre la machine, le vieux libraire regardait 20 défiler ces souvenirs d'un œil rêveur. Le chauffeur, le mécanicien allaient et venaient autour de lui; quelques étincelles volaient dans l'air, un fanal se balançait au bout de sa corde; la brise jetait sur l'avant des flocons d'écume.

M. Furbach, ayant tourné la tête, aperçut un sombre amas de ruines sur la rive droite du fleuve, des maisonnettes étagées au pied de vastes remparts; un pont volant balayait la vague écumeuse de sa longue corde traînante.

Il s'avança sous le fanal, ouvrit son guide et lut:

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«VIEUX-BRISACH, Brisacum et Brisacus mons, fondé << par Drusus; autrefois la capitale du Brisgau, passait « pour l'une des plus fortes villes d'Europe: la clef de «l'Allemagne. Bernard V de Zoehringen en éleva le 5 « château fort. Frédéric Barberousse y fit transporter, «dans l'église de Saint-Étienne, les reliques de saint «Gervais et de saint Protais. - Gustave Horn, Suédois, << tenta de la prendre en 1633, après avoir remporté de «grands avantages sur les Impériaux: il échoua.10 «Brisach fut cédé à la France par le traité de West«phalie; il fut rendu à la paix de Riswick, en échange «de Strasbourg.-Les Français le brûlèrent en 1793; «<les fortifications en furent démolies en 1814.»

«Ainsi, se dit-il, voici le Vieux-Brisach des comtes 15 d'Eberstein, d'Osgau, de Zoehringen, de Souabe et d'Autriche; je ne puis laisser passer cela sans le voir.»

Quelques instants après, il se faisait descendre avec son bagage dans une barque, et le dampschiff poursui20 vait sa route vers Bâle.

Il n'est peut-être pas, sur les deux rives du Rhin, de site plus étrange que l'antique capitale du Brisgau, avec son château démantelé, ses murailles de mille couleurs, étalées à cent cinquante mètres au-dessus du fleuve. Ce 25 n'est plus une ville, et ce n'est pas encore une ruine.

La vieille cité morte est envahie par des centaines de chaumières rustiques. Au-dessus des toits de chaume étagés contre les remparts, s'ouvre encore la porte du fort avec sa voûte armoriée, ses herses et son pont-levis 30 suspendu sur l'abîme. De larges brèches laissent couler les décombres autour de la côte; la ronce, la mousse,

le lierre joignent leurs efforts destructeurs à ceux de l'homme tout descend, tout s'en va !

Quelques ceps de vigne s'emparent des créneaux; le pâtre et sa chèvre se posent fièrement sur les corniches, et, chose bizarre, les femmes du village, les jeunes 5 filles, les vieilles commères montrent leurs visages naïfs par mille ouvertures pratiquées dans les murailles du château chaque cave de l'ancienne forteresse est de-venue un logis commode, il a suffi d'ouvrir des fenêtres et des lucarnes aux remparts.

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Étendez sur tout cela les teintes grises du crépuscule matinal, déroulez au-dessous, à perte de vue, la nappe bleuâtre du Rhin qui mugit; représentez-vous sur les grandes dalles de la jetée des files de tonnes et de caisses, et vous aurez l'impression que dut éprouver 15 M. Furbach en abordant au rivage.

Il aperçut au milieu des ballots un homme, assis au bord d'une petite charrette à bras, la bretelle sur l'épaule.

«Monsieur s'arrête à Vieux-Brisach? Monsieur de- 20 scend au Schlossgarten? lui demanda cet homme d'une voix inquiète.

Oui, mon garçon, vous pouvez charger mes ba

gages.»

Il ne se fit pas répéter l'invitation. Le batelier reçut 25 ses douze pfennings et l'on partit pour l'antique castel.

Au bout d'un quart d'heure environ, M. Furbach et son guide atteignirent une large voie en spirale, pavée d'un cailloutage noir et luisant comme du fer, et bordée d'un mur à hauteur d'appui. C'était l'ancienne 30 avancée du Vieux-Brisach. Tout en haut de cette voie,

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près de la porte de Gontran l'Avare, M. Furbach, se penchant sur le petit mur, vit au-dessous les chaumières innombrables étagées jusqu'au bord du fleuve. En traversant la terrasse, il vit à sa droite l'antique cathédrale de grès rouge encore inébranlable sur sa base de granit, comme au temps des croisades; à gauche quelques modestes maisons bourgeoises assez propres ; une jeune fille donnait du mouron à ses oiseaux, un vieux boulanger en veste grise fumait sur le seuil de sa baraque; en face, Io à l'autre extrémité du plateau, l'hôtel du Schlossgarten détachait sa blanche façade sur le fond verdoyant d'un parc. Là s'arrêtent les touristes qui vont à Fribourg en Brisgau. C'est un de ces bons hôtels allemands, simples, élégants, confortables, dignes enfin d'héberger 15 un mylord en voyage.

M. Furbach entra dans le vestibule sonore; une jolie servante vint le recevoir, fit transporter ses effets dans une belle chambre au premier, où le vieux libraire se lava, changea de chemise, se fit la barbe; après quoi, 20 frais, dispos et de bon appétit, il descendit à la grande salle, prendre son café au lait selon sa vieille coutume.

Or, il était dans cette salle depuis environ une demiheure, une salle haute et spacieuse, tendue d'un papier blanc à bouquets de fleurs, le plancher sablé, les 25 hautes fenêtres à glaces étincelantes, ouvertes sur la terrasse, il venait de terminer son déjeuner et s'apprêtait à faire un tour dans les environs, lorsqu'un homme grand, en habit noir, rasé de frais et la serviette sur le bras, le maître de l'hôtel enfin, entra jetant un 30 coup d'œil sur les tables couvertes de leurs nappes da

massées, s'avança gravement vers M. Furbach en le

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