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Un éclat de rire infernal se fit entendre, et le jeune homme resta seul.

Il se releva: le troisième compagnon était devant lui. En se rappelant le nom des deux autres, il essaya de fuir, mais l'inconnu l'arrêta.

Viens avec moi, la route est longue encore, mais Dieu vient en aide à celui qui souffre.

Le jeune homme le regarda, et, à son tour, il lui tendit la main.

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Mais l'inconnu se contenta de marcher pas à pas 10 devant lui; puis, à l'aide de sa cognée, il se fraya un chemin neuf en abattant les arbres qui les empêchaient d'avancer; puis il dit au jeune homme :

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Charge sur tes épaules un de ces arbres.

Et le jeune homme obéit; quoique sa fatigue fût 15 grande, c'est à peine s'il sentait la pesanteur du fardeau qu'il portait.

En frappant toujours de sa cognée, l'inconnu arriva, suivi du jeune homme, à la lisière du bois; devant eux s'étalait une vaste plaine au milieu de laquelle était un 20 château.

Alors, l'inconnu dit au jeune homme:

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La forêt que tu as traversée est la forêt de la Misère. Souviens-toi d'elle, et maintenant, décharge

toi de ton fardeau.

Le jeune homme jeta l'arbre à terre; mais en tombant, il se changea en un long rouleau de pièces d'or.

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Qui donc es-tu, toi qui m'as si bien conseillé ? demanda le jeune homme au comble de l'étonnement. 30 Je suis le Travail, répondit le compagnon.

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L'HOMME A LA PEAU D'OURS.

1 était un jeune homme qui s'engagea dans l'armée : il s'y conduisit bravement, toujours le premier devant les balles. Tout alla bien pendant la guerre ; 5 mais quand la paix fut conclue, il reçut son congé, et son capitaine lui dit d'aller où il voudrait. Ses parents étaient morts, il n'avait plus de domicile; il pria ses frères de le recevoir jusqu'à ce que la guerre recommençât. Mais ils avaient des cœurs durs, et ils lui Io répondirent qu'ils ne pouvaient rien pour lui, qu'il n'était propre à rien, et que c'était à lui à se tirer d'affaire. Le pauvre garçon ne possédait que son fusil ; il le mit sur son épaule et s'en fut au hasard.

Il atteignit une grande lande sur laquelle on ne voyait 15 rien qu'un cercle d'arbres. Là il s'assit à l'ombre en

« Je n'ai pas d'argent; métier que celui de la

pensant tristement à son sort: je n'ai jamais appris d'autre guerre, et, maintenant que la paix est faite, je ne suis plus bon à rien; je vois bien qu'il faut que je meure de 20 faim. »

En même temps il entendit du bruit, et, levant les yeux, il aperçut devant lui un inconnu, tout de vert habillé, assez richement mis, mais ayant un affreux pied de cheval. « Je sais ce qu'il te faut, dit l'étranger, c'est 25 de l'argent; tu en auras autant que tu en pourras porter; mais auparavant je veux m'assurer si tu n'as pas peur, car je ne donne rien aux poltrons.

Soldat et poltron, répondit l'autre sont deux mots qui ne vont pas ensemble. Tu peux me mettre à l'épreuve.

Eh bien donc, reprit l'étranger, regarde der

rière toi.

Le soldat, se retournant, vit un ours énorme qui courait sur lui en grondant. «Oh! oh! s'écria-t-il, je vais te chatouiller le nez et te faire perdre l'envie de grogner.» Et, le couchant en joue, il l'atteignit au museau; l'ours tomba mort sur le coup.

« Je vois, dit l'étranger, que tu ne manques pas de courage; mais tu dois remplir encore d'autres conditions.

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ΙΟ

Rien ne m'arrêtera, dit le soldat qui voyait bien à qui il avait à faire, pourvu que mon salut éternel ne 15 soit pas compromis.

-Tu en jugeras toi-même, répliqua l'homme. Pendant sept ans tu ne devras ni te laver, ni te peigner la barbe et les cheveux, ni te couper les ongles, ni faire ta prière. Je vais te donner un habit et un manteau 20 que tu porteras pendant tout ce temps. Si tu meurs dans cette intervalle, tu m'appartiendras; si tu vis au delà de sept ans, tu seras libre et riche pour toute la vie. »

Le soldat songea à la grande misère à laquelle il était réduit; lui qui avait tant de fois affronté la mort, il 25 pouvait bien se risquer cette fois encore: il accepta. Le diable ôta son habit vert et le lui donna en disant : «Tant que tu porteras cet habit, en mettant la main à la poche, tu en tireras toujours une poignée d'or.» Puis, après avoir dépouillé l'ours de sa peau, il ajouta : 30 << Ceci sera ton manteau et aussi ton lit, car tu n'en de

vras pas avoir d'autre. Et à cause de ce vêtement on t'appellera Peau-d'ours. » Là-dessus le diable disparut.

Le soldat passa l'habit, et, mettant la main dans sa poche, il trouva que le diable ne l'avait pas trompé. 5 Il endossa aussi la peau d'ours et se mit à parcourir le monde, se donnant du bon temps, ne se refusant rien de ce qui fait engraisser les gens et maigrir leur bourse. La première année, il était encore passable, mais la seconde, il avait déjà l'air d'un monstre. Ses cheveux 10 lui couvraient presque entièrement la face, et son visage était tellement couvert de crasse que, si on y avait semé de l'herbe, elle aurait levé. Il faisait fuir tout le monde. Mais cependant, comme il donnait à tous les pauvres en leur demandant de prier Dieu pour qu'il ne mourût 15 pas dans les sept ans, et comme il parlait en homme de bien, il trouvait toujours un gîte.

La quatrième année, il entra dans une auberge, où l'hôte ne voulait pas le recevoir, même dans l'écurie de peur qu'il n'effarouchât les chevaux. Mais Peau 20 d'ours ayant tiré de sa poche une poignée de ducats, l'hôte se laissa gagner et lui donna une chambre sur la cour de derrière, à condition qu'il ne se laisserait pas voir, pour ne pas perdre de réputation l'établissement.

Un soir, Peau-d'ours était assis dans sa chambre, 25 souhaitant de tout cœur la fin des sept années, quand il

entendit quelqu'un pleurer dans la chambre à côté. Comme il avait bon cœur, il ouvrit la porte et vit un vieillard qui sanglotait en tenant sa tête entre ses mains. Mais en voyant entrer Peau-d'ours, l'homme, effrayé, 30 voulut se sauver. Enfin il se calma en entendant une voix humaine qui lui parlait, et Peau-d'ours finit, à

force de paroles amicales, par lui faire raconter la cause de son chagrin. Il avait perdu toute sa fortune, et était réduit avec ses filles à une telle misère, qu'il ne pouvait payer l'hôte et qu'on allait le mettre en prison. «Si vous n'avez pas d'autre souci, lui dit Peau-d'ours, 5 j'ai assez d'argent pour vous tirer de là.» Et ayant fait venir l'hôte, il le paya et donna encore au malheureux une forte somme pour ses besoins.

Le vieillard ainsi délivré ne savait comment témoigner sa reconnaissance. «Viens avec moi, dit-il; mes filles 10 sont des merveilles de beauté; tu en choisiras une pour ta femme. Elle ne s'y refusera pas quand elle saura ce que tu viens de faire pour moi. A la vérité tu as l'air un peu bizarre, mais une femme t'aura bientôt reformé.»

Peau-d'ours consentit à accompagner le vieillard. 15 Mais quand l'aînée aperçut cet horrible visage, elle fut si épouvantée qu'elle s'enfuit en poussant des cris. La seconde le considéra de pied ferme et le toisa de la tête aux pieds, mais elle lui dit: «Comment accepter un mari qui n'a pas figure humaine? J'aimerais mieux cet 20 ours rasé que j'ai vu un jour à la foire, et qui était habillé comme un homme, avec une pelisse de hussard et des gants blancs. Au moins il n'était que laid; on

pouvait s'y accoutumer.»

Mais la plus jeune dit : «Cher père, ce doit être un 25 brave homme, puisqu'il nous a secourus; vous lui avez promis une femme: il faut faire honneur à votre parole.»> Malheureusement, le visage de Peau-d'ours était couvert de poil et de crasse; sans cela on eût pu y voir briller la joie qui épanouit son cœur quand il entendit ces 30 paroles. Il prit un anneau à son doigt, le brisa en

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