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petite-fille de soldat, elle avait son père à l'État-Major de Mac-Mahon, et l'image de ce grand vieillard étendu devant elle évoquait dans son esprit une autre image non moins terrible. Je la rassurai de mon mieux; mais, au fond, je gardais peu d'espoir. Nous avions 5 affaire à une belle et bonne hémiplégie, et, à quatrevingts ans, on n'en revient guère. Pendant trois jours, en effet, le malade resta dans le même état d'immobilité et de stupeur... Sur ces entrefaites, la nouvelle de Reischoffen arriva à Paris. Vous vous 10 rappelez de quelle étrange façon. Jusqu'au soir, nous crûmes tous à une grande victoire, vingt mille Prussiens tués, le prince royal prisonnier . . . Je ne sais par quel miracle, quel courant magnétique, un écho de cette joie nationale alla chercher notre pauvre sourd-muet 15 jusque dans les limbes de sa paralysie; toujours est-il que ce soir-là en m'approchant de son lit, je ne trouvai plus le même homme. L'œil était presque clair, la langue moins lourde.

et bégaya deux fois:

« Vic... toi...re!

Il eut la force de me sourire

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«Et à mesure que je lui donnais des détails sur le beau succès de Mac-Mahon, je voyais ses traits se détendre, sa figure s'éclairer.

«Quand je sortis, la jeune fille m'attendait, pâle et debout devant la porte. Elle sanglotait.

<«< Mais il est sauvé!» lui dis-je en lui prenant les mains.

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«La malheureuse enfant eut à peine le courage de 30 me répondre. On venait d'afficher le vrai Reichshoffen,

Mac-Mahon en fuite, toute l'armée écrasée... Nous nous regardâmes consternés. Elle se désolait en pen

sant à son père. Moi, je tremblais en pensant au vieux. Bien sûr, il ne résisterait pas à cette nouvelle 5 secousse.. Et cependant comment faire ?... Lui laisser sa joie, les illusions qui l'avaient fait revivre ? Mais alors il fallait mentir. . .

«Eh bien, je mentirai!» me dit l'héroïque fille en essuyant vite ses larmes, et, toute rayonnante, elle Io rentra dans la chambre de son grand-père.

«C'était une rude tâche qu'elle avait prise là. Les premiers jours on s'en tira encore. Le bonhomme avait la tête faible et se laissait tromper comme un enfant. Mais avec la santé ses idées se firent plus 15 nettes. Il fallut le tenir au courant du mouvement des armées, lui rédiger des bulletins militaires. avait pitié vraiment à voir cette belle enfant penchée nuit et jour sur sa carte d'Allemagne, piquant de petits drapeaux, s'efforçant de combiner toute une campagne 20 glorieuse; Bazaine sur Berlin, Frossard en Bavière, Mac-Mahon sur la Baltique. Pour tout cela elle me demandait conseil, et je l'aidais autant que je pouvais; mais c'est le grand-père surtout qui nous servait dans cette invasion imaginaire. Il avait conquis l'Allemagne 25 tant de fois sous le premier Empire! Il savait tous les

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coups d'avance: «Maintenant voilà où ils vont aller ... Voilà ce qu'on va faire ... » et ses prévisions se réalisaient toujours, ce qui ne manquait pas de le rendre très-fier.

« Malheureusement nous avions beau prendre des villes, gagner des batailles, nous n'allions jamais assez

vite pour lui. Il était insatiable, ce vieux!... Chaque jour, en arrivant, j'apprenais un nouveau fait d'armes:

«Docteur, nous avons pris Mayence,» me disait la jeune fille en venant au-devant de moi avec un sourire navré, et j'entendais à travers la porte une voix joyeuse 5 qui me criait :

<«Ça marche! ça marche!... Dans huit jours nous entrerons à Berlin.»

« A ce moment-là les Prussiens n'étaient plus qu'à huit jours de Paris. .. Nous nous demandâmes 10 d'abord s'il ne valait pas mieux le transporter en province; mais, sitôt dehors, l'état de la France lui aurait tout appris, et je le trouvais encore trop faible, trop engourdi de sa grande secousse pour lui laisser connaître la vérité. On se décida donc à rester.

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« Le premier jour de l'investissement, je montai chez eux-je me souviens-très-ému, avec cette angoisse au cœur que nous donnait à tous les portes de Paris fermées, la bataille sous les murs, nos banlieues devenues frontières. Je trouvai le bonhomme jubilant 20 et fier:

«Eh bien, me dit-il, le voilà donc commencé ce siége!

«Je le regardai stupéfait:

«Comment, colonel, vous savez?».

(( Sa petite-fille se tourna vers moi:

Eh! oui, docteur... C'est la grande nouvelle...

Le siége de Berlin est commencé. »

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« Elle disait cela en tirant son aiguille, d'un petit air si tranquille... Comment serait-il douté de 30

quelque chose! Le canon des forts, il ne pouvait pas

l'entendre. Ce malheureux Paris, sinistre et bouleversé, il ne pouvait pas le voir. Ce qu'il apercevait de son lit, c'était un pan de l'Arc de Triomphe, et, dans sa chambre, autour de lui, tout un bric-à-brac du premier 5 Empire bien fait pour entretenir ses illusions.

«A partir de ce jour, nos opérations militaires se trouvèrent bien simplifiées. Prendre Berlin, ce n'était plus qu'une affaire de patience. De temps en temps, quand le vieux s'ennuyait trop, on lui lisait une lettre 10 de son fils, lettre imaginaire bien entendu, puisque rien n'entrait plus dans Paris, et que, depuis Sedan, l'aide de camp de Mac-Mahon avait été dirigé sur une forteresse d'Allemagne. Vous figurez-vous le désespoir de cette pauvre enfant sans nouvelle de son père, le 15 sachant prisonnier, privé de tout, malade peut-être, et obligée de le faire parler dans des lettres joyeuses, un peu courtes, comme pouvait en écrire un soldat en campagne, allant toujours en avant dans le pays conquis? Quelquefois la force lui manquait; on restait 20 des semaines sans nouvelles. Mais le vieux s'inquiétait, ne dormait plus. Alors vite arrivait une lettre d'Allemagne qu'elle venait lui lire gaiement près de son lit, en retenant ses larmes. Le colonel écoutait religieusement, souriait d'un air entendu, approuvait, 25 critiquait, nous expliquait les passages un peu troubles. Mais où il était beau surtout, c'est dans les réponses qu'il envoyait à son fils: «N'oublie jamais que tu es Français, lui disait-il. . . Sois généreux pour ces pauvres gens. Ne leur fais pas l'invasion trop lourde». . . Et 30 c'étaient des recommandations à n'en plus finir, d'adorables prêchi-prêcha sur le respect des propriétés,

la politesse qu'on doit aux dames, un vrai code d'honneur militaire à l'usage des conquérants. Il y mêlait aussi quelques considérations générales sur la politique, les conditions de la paix à imposer aux vaincus. Là-dessus, je dois le dire, il n'était pas 5 exigeant:

«L'indemnité de guerre, et rien de plus... A quoi bon leur prendre des provinces ? . . . Est-ce qu'on peut faire de la France avec de l'Allemagne ? » . . .

«Il dictait cela d'une voix ferme, et l'on sentait tant 10 de candeur dans ses paroles, une si belle foi patriotique, qu'il était impossible de ne pas être ému en l'écoutant.

«Pendant ce temps-là, le siége avançait toujours, pas celui de Berlin, hélas!... C'était le moment du grand froid, du bombardement, des épidémies, de la famine. 15 Mais, grâce à nos soins, à nos efforts, à l'infatigable tendresse qui se multipliait autour de lui, la sérénité du vieillard ne fut pas un instant troublée. Jusqu'au bout je pus lui avoir du pain blanc, de la viande fraîche. Il n'y en avait que pour lui, par exemple; et 20 vous ne pouvez rien imaginer de plus touchant que ces déjeuners de grand-père, si innocemment égoïstes,-le vieux sur son lit, frais et riant, la serviette au menton, près de lui sa petite-fille, un peu pâlie par les privations, guidant ses mains, le faisant boire, l'aidant à 25 manger toutes ces bonnes choses défendues. Alors animé par le repas, dans le bien-être de sa chambre chaude, la bise d'hiver au dehors, cette neige qui tourbillonnait à ses fenêtres, l'ancien cuirassier se rappelait ses campagnes dans le Nord, et nous racontait pour la 30 centième fois cette sinistre retraite de Russie où l'on

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