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Puis un grand cri partit du sommet de la maison, puis ce fut une clameur de hurlements humains, d'appels déchirants d'angoisse et d'épouvante. Puis, la trappe s'étant écroulée à l'intérieur, un tourbillon de feu s'élança dans le grenier, perça le toit de paille, 5 monta dans le ciel comme une immense flamme de torche; et toute la chaumière flamba.

On n'entendait plus rien dedans que le crépitement de l'incendie, le craquement des murs, l'écroulement des poutres. Le toit tout à coup s'effondra, et la 10 carcasse ardente de la demeure lança dans l'air, au milieu d'un nuage de fumée, un grand panache d'étincelles.

La campagne, blanche, éclairée par le feu, luisait comme une nappe d'argent teintée de rouge.

Une cloche, au loin, se mit à sonner.

La vieille Sauvage restait debout, devant son logis détruit, armée de son fusil, celui du fils, de crainte qu'un des hommes n'échappât.

15

Quand elle vit que c'était fini, elle jeta son arme 20 dans le brasier. Une détonation retentit.

Des gens arrivaient, des paysans, des Prussiens.

On trouva la femme assise sur un tronc d'arbre, tranquille et satisfaite.

Un officier allemand, qui parlait le français comme 25 un fils de France, lui demanda:

Où sont vos soldats ?

Elle tendit son bras maigre vers l'amas rouge de l'incendie qui s'éteignait, et elle répondit d'une voix forte:

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Là-dedans!

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On ne la croyait pas, on pensait que le désastre l'avait soudain rendue folle. Alors, comme tout le monde l'entourait et l'écoutait, elle dit la chose d'un bout à l'autre, depuis l'arrivée de la lettre jusqu'au 10 dernier cri des hommes flambés avec sa maison. Elle n'oublia pas un détail de ce qu'elle avait ressenti ni de ce qu'elle avait fait.

Quand elle eut fini, elle tira de sa poche deux papiers, et, pour les distinguer aux dernières lueurs du feu, 15 elle ajusta encore ses lunettes, puis elle prononça, montrant l'un: «Ça, c'est la mort de Victor.»> Montrant l'autre, elle ajouta, en désignant les ruines rouges d'un coup de tête: «Ça, c'est leurs noms pour qu'on écrive chez eux.» Elle tendit tranquillement la 20 feuille blanche à l'officier, et elle reprit :

Vous écrirez comment c'est arrivé, et vous direz à leurs parents que c'est moi qui ai fait ça, Victoire Simon, la Sauvage! N'oubliez pas.

L'officier criait des ordres en allemand. On la saisit, 25 on la jeta contre les murs encore chauds de son logis.

Puis douze hommes se rangèrent vivement en face d'elle, à vingt mètres. Elle ne bougeait point. Elle avait compris; elle attendait.

Un ordre retentit, qu'une longue détonation suivit 30 aussitôt. Un coup attardé partit tout seul, après les

autres.

La vieille ne tomba point.

Elle s'affaissa comme si

on lui eût fauché les jambes.

L'officier prussien s'approcha.

Elle était presque

coupée en deux, et dans sa main crispée elle tenait sa lettre baignée de sang.

Moi, je pensais aux mères des quatre doux garçons brûlés là-dedans, et à l'héroïsme atroce de cette autre mère, fusillée contre ce mur.

Et je ramassai une petite pierre, encore noircie par le feu.

LA DERNIÈRE CLASSE.

RÉCIT D'UN PETIT ALSACIEN.

5

ΙΟ

E matin-là j'étais très-en retard pour aller à l'école, et j'avais grand' peur d'être grondé, d'autant que M. Hamel nous avait dit qu'il nous interrogerait sur les participes, et je n'en savais pas le premier mot. Un moment l'idée me vint de manquer la classe et de 15 prendre ma course à travers champs.

Le temps était si chaud, si clair!

On entendait les merles siffler à la lisière du bois, et dans le pré Rippert, derrière la scierie, les Prussiens qui faisaient l'exercice. Tout cela me tentait bien plus que 20 la règle des participes; mais j'eus la force de résister, et je courus bien vite vers l'école.

En passant devant la mairie, je vis qu'il y avait du monde arrêté près du petit grillage aux affiches. Depuis deux ans, c'est de là que nous sont venues 25 toutes les mauvaises nouvelles, les batailles perdues,

les réquisitions, les ordres de la commandature; et je pensai sans m'arrêter:

« Qu'est-ce qu'il y a encore ?»

Alors, comme je traversais la place en courant, le forgeron Wachter, qui était là avec son apprenti en train de lire l'affiche, me cria:

«Ne te dépêche pas tant, petit; tu y arriveras toujours assez tôt, à ton école !»

Je crus qu'il se moquait de moi, et j'entrai tout 10 essoufflé dans la petite cour de M. Hamel.

D'ordinaire, au commencement de la classe, il se faisait un grand tapage qu'on entendait jusque dans la rue, les pupitres ouverts, fermés, les leçons qu'on répétait très-haut tous ensemble en se bouchant les 15 oreilles pour mieux apprendre, et la grosse règle du maître qui tapait sur les tables:

་ Un peu de silence!»

Je comptais sur tout ce train pour gagner mon banc sans être vu; mais justement ce jour-là tout était 20 tranquille, comme un matin de dimanche. Par la fenêtre ouverte, je voyais mes camarades déjà rangés à leur place, et M. Hamel, qui passait et repassait avec la terrible règle en fer sous le bras. Il fallut ouvrir la porte et entrer au milieu de ce grand calme. Vous 25 pensez si j'étais rouge, et si j'avais peur!

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Eh bien, non. M. Hamel me regarda sans colère et me dit très-doucement:

«Va vite à ta place, mon petit Frantz; nous allions commencer sans toi.»

J'enjambai le banc et je m'assis tout de suite à mon pupitre. Alors seulement, un peu remis de ma

frayeur, je remarquai que notre maître avait sa belle redingote verte, son jabot plissé fin et la calotte de soie noire brodée qu'il ne mettait que les jours d'inspection ou de distribution de prix. Du reste, toute la classe avait quelque chose d'extraordinaire et de solennel. 5 Mais ce qui me surprit le plus, ce fut de voir au fond de la salle, sur les bancs qui restaient vides d'habitude, les gens du village assis et silencieux comme nous, le vieux Hauser avec son tricorne, l'ancien maire, l'ancien facteur, et puis d'autres personnes encore. Tout ce 10 monde-là, paraissait triste; et Hauser avait apporté un vieil abécédaire mangé aux bords qu'il tenait grand ouvert sur ses genoux, avec ses grosses lunettes posées en travers des pages.

Pendant que je m'étonnais de tout cela, M. Hamel 15 était monté dans sa chaire, et, de la même voix douce et grave dont il m'avait reçu, il nous dit:

«Mes enfants, c'est la dernière fois que je vous fais la classe. L'ordre est venu de Berlin de ne plus enseigner que l'allemand dans les écoles de l'Alsace et 20 de la Lorraine... Le nouveau maître arrive demain. Aujourd'hui c'est votre dernière leçon de français. Je vous prie d'être bien attentifs. »

Ah! les

Ces quelques paroles me bouleversèrent. misérables, voilà ce qu'ils avaient affiché à la mairie: Ma dernière leçon de français!

25

Et moi qui savais à peine écrire! Je n'apprendrais donc jamais! Il faudrait donc en rester là! Comme je m'en voulais maintenant du temps perdu, des classes manquées à courir les nids ou à faire des glissades sur 30 la Saar! Mes livres que tout à l'heure encore je

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