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Mais de s'en consoler il a maintenant lieu;
Et les coups de bâton d'un dieu

Font honneur à qui les endure.

SOSIE.

Ma foi, monsieur le dieu, je suis votre valet :
Je me serois passé de votre courtoisie.

MERCURE.

Je lui donne à présent congé d'être Sosie;
Je suis las de porter un visage si laid;
Et je m'en vais au ciel, avec de l'ambroisie,
M'en débarbouiller tout-à-fait.

(Mercure s'envole au ciel.)

SOSIE.

Le ciel de m'approcher t'ôte à jamais l'envie!

Ta fureur s'est par trop acharnée après moi;
Et je ne vis de ma vie

Un dieu plus diable que toi.

SCÈNE XI.

JUPITER, AMPHITRYON, NAUCRATÈS, ARGATIPHONTIDAS, POLIDAS, PAUSICLÈS, CLÉANTHIS, SOSIE.

JUPITER, annoncé par le bruit du tonnerre, armé de son foudre, dans un nuage, sur son aigle.

Regarde, Amphitryon, quel est ton imposteur;
Et sous tes propres traits vois Jupiter paroître.
A ces marques tu peux aisément le connoitre;
Et c'est assez, je crois, pour remettre ton cœur
Dans l'état auquel il doit être,

Et rétablir chez toi la paix et la douceur.

Mon nom, qu'incessamment toute la terre adore,
Étouffe ici les bruits qui pouvoient éclater.

Un partage avec Jupiter

N'a rien du tout qui déshonore;

Et, sans doute, il ne peut être que glorieux

De se voir le rival du souverain des dieux.

Je n'y vois pour ta flamme aucun lieu de murmure;
Et c'est moi, dans cette aventure,

Qui, tout dieu que je suis, dois être le jaloux.
Alemène est toute à toi, quelque soin qu'on emploie ;
Et ce doit à tes feux être un objet bien doux

De voir que pour lui plaire il n'est point d'autre voie
Que de paroître son époux;

Que Jupiter, orné de sa gloire immortelle,

Par lui-même n'a pu triompher de sa foi;

Et que ce qu'il a reçu d'elle

N'a, par son cœur ardent, été donné qu'à toi '.

SOSIE.

Le seigneur Jupiter sait dorer la pilule 2.

JUPITER.

Sors donc des noirs chagrins que ton cœur a soufferts,
Et rends le calme entier à l'ardeur qui te brûle:
Chez toi doit naître un fils qui, sous le nom d'Hercule3,

Je suis le suborneur de ses chastes attraits,

Qui, sans l'emprunt de ton image,

Quelque beau que fût mon servage,

Pour atteindre son cœur auroit manqué de traits.

(ROTBOU.)

Ce vers est devenu proverbe, et c'est à sa tournure piquante, plutôt qu'à l'idée qu'il exprime, qu'il doit ce bonheur; car l'idée appartient à Rotrou :

On appelle cela lui sucrer le breuvage.

C'est ainsi qu'une pensée cent fois répétée peut devenir nouvelle sous la plume des grands écrivains; et cela est tout simple: ce que les autres ont dit, eux seuls savent l'exprimer.

'Dans Plaute, Alcmène accouche de deux enfants à la fin de la pièce. Brumia. témoin de cet accouchement, en fait un long récit à Amphitryon, et lui raconte les miracles dont la naissance de ces enfants a été accompagnée. Molière a pris un tour plus convenable, et qui termine plus heureusement ce sujet. Enfin, les derniers vers de Sosie sont un chef-d'œuvre de bonne plaisanterie. La Fontaine a dit dans Joconde:

« Le moindre brult que l'on peut faire,

En cette affaire,

Est le plus sûr de moitié.

Sosie développe admirablement cette pensée : il étoit difficile de terminer une in

Remplira de ses faits tout le vaste univers.
L'éclat d'une fortune en mille biens féconde
Fera connoître à tous que je suis ton support;
Et je mettrai tout le monde

Au point d'envier ton sort.
Tu peux hardiment te flatter
De ces espérances données.
C'est un crime que d'en douter:

Les paroles de Jupiter

Sont des arrêts des destinées.

(Il se perd dans les nues.)

NAUCRATES.

Certes, je suis ravi de ces marques brillantes...

SOSIE.

Messieurs, voulez-vous bien suivre mon sentiment?
Ne vous embarquez nullement
Dans ces douceurs congratulantes :

C'est un mauvais embarquement;

Et d'une et d'autre part, pour un tel compliment,
Les phrases sont embarrassantes.

Le grand dieu Jupiter nous fait beaucoup d'honneur,
Et sa bonté, sans doute, est pour nous sans seconde;
Il nous promet l'infaillible bonheur

D'une fortune en mille biens féconde,

Et chez nous il doit naître un fils d'un très grand cœur :
Tout cela va le mieux du monde:

Mais enfin, coupons aux discours,

Et que chacun chez soi doucement se retire.
Sur telles affaires toujours

Le meilleur est de ne rien dire '.

trigue aussi scabreuse avec plus de finesse, et par une plaisanterie plus agréable. (L.B.)

Le sujet de cette pièce est pris dans un merveilleux mythologique, et ne peut blesser la morale, puisqu'il est hors de l'ordre naturel; mais il blesse un peu la décence, puisqu'il met l'adultère sur la scène, non pas, à la vérité, en intention, mais en action. On a toléré ce qu'il y a d'un peu licencieux dans ce sujet, parce

qu'il étoit donné par la fable, et reçu sur les théâtres anciens ; et on a pardonné ce que les métamorphoses de Jupiter et de Mercure ont d'invraisemblable, parcequ'il n'y a point de pièce où l'auteur ait en plus de droit de dire au spectateur : Passezmoi un fait que vous ne pouvez pas croire, et je vous promets de vous divertir. Peu d'ouvrages sont aussi réjouissants qu'Amphitryon. On a remarqué, il y a long-temps, que les méprises sont une des sources du comique les plus fécondes ; et comme il n'y a point de méprise plus forte que celle que peut faire naître un personnage qui paroît double, aucune comédie ne doit faire rire plus que celle-ci. Mais comme le moyen est forcé, ce mérite ne seroit pas grand si l'exécution n'étoit pas parfaite. On a vu dans le cours de ce commentaire combien Molière étoit supérieur à Plaute. L'invention du caractère de Cléanthis est une de ses idées les plus heureuses. En établissant la mésintelligence d'un mauvais ménage entre Sosie et Cléanthis, il donne un résultat tout différent à l'aventure du maître et du valet. et double ainsi la situation principale en la variant. Il donne à Cléanthis un caractère particulier, celui de ces épouses qui s'imaginent avoir le droit d'ètre insupportables, parcequ'elles sont honnêtes femmes. Il porte d'ailleurs bien plus loin que Plaute le comique de détails qui naît de l'identité des personnages. Enfin, ne pouvant, par la nature extraordinaire du sujet, y mettre autant de vérité caractéristique et d'idées morales que dans d'autres pièces, il y a semé plus que partout ailleurs les traits ingénieux, l'agrément, et les jolis vers. Il a surtout tiré un grand parti du mètre et du mélange des rimes; et par la manière dont il s'en est servi il a justifié cette innovation, et prouvé qu'il entendoit très bien ce genre de versification, que l'on croit aisé, et dont les connoisseurs savent la difficulté, le mérite, et les effets. (L.) — On a tenté de diminuer le mérite de Molière, en considérant cette pièce comme une simple imitation de Plaute; mais lors même que Molière n'auroit été qu'imitateur, chose que nous sommes loin d'accorder, ce ne seroit point une raison de déprécier son ouvrage. Jamais les vrais connoisseurs n'ont considéré comme une preuve d'impuissance cette adoption des idées étrangères. Mais il fant embellir ce qu'on imite; sans cette condition, on se moque de l'imitateur. Car imiter ce n'est pas copier, c'est surpasser, c'est au moins égaler celui à qui on emprunte. C'est ainsi que toutes les beautés de Virgile ont leur modèle dans les ouvrages d'Homère; c'est ainsi que Télémaque, entièrement puisé dans les anciens, est cependant resté un livre original ; c'est ainsi enfin que l'Amphitryon de Plaute est devenu l'ouvrage de Molière.

FIN D'AMPHITRYON.

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