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Me joue ici d'un vilain tour!

Quoi! si pour son prochain il avoit quelque amour,
M'auroit-il fait partir par une nuit si noire?
Et, pour me renvoyer annoncer son retour
Et le détail de sa victoire,

Ne pouvoit-il pas bien attendre qu'il fût jour ?
Sosie, à quelle servitude

Tes jours sont-ils assujettis!

Notre sort est beaucoup plus rude

Chez les grands que chez les petits.

Ils veulent que pour eux tout soit, dans la nature,
Obligé de s'immoler.

Jour et nuit, grêle, vent, péril, chaleur, froidure,
Dès qu'ils parlent, il faut voler.
Vingt ans d'assidu service

N'en obtiennent rien pour nous :
Le moindre petit caprice

Nous attire leur courroux.

Cependant notre ame insensée

S'acharne au vain honneur de demeurer près d'eux,

Et s'y veut contenter de la fausse pensée

Qu'ont tous les autres gens, que nous sommes heureux.
Vers la retraite en vain la raison nous appelle',

En vain notre dépit quelquefois y consent;

éclairée, un sujet qui blessoit en même temps et l'honnêteté et la vraisemblance théâtrale. On n'eût point pardonné à l'auteur l'adultère, quoique involontaire, d'Alcmène, si la fable n'en avoit été regardée, depuis les Grecs jusqu'à nous, comme une des plus plaisantes inventions dramatiques de l'antiquité. (B.)—Longtemps avant Molière, Rotrou avoit traité le sujet d'Amphitryon. Sa pièce intitulée les Sosies est une imitation libre de Plaute, et Molière lui a fait plusieurs emprunts que nous indiquerons à leur place. Quant aux imitations de la pièce latine, elles sont si nombreuses qu'il faudroit rapporter le texte entier de Plaute, ce qui ne produiroit qu'une surcharge inutile.

Ce n'est plus d'un pauvre esclave qu'il s'agit, c'est en général de tous ceux que l'orgueil ou l'ambition éloigne de l'état où leur naissance les appeloit. Ce morceau est un des plus profondément pensés et des plus piquants qui se trouvent dans Molière. (P.)—Sosie n'est pas libre, il ne peut donc songer aux douceurs de la retraite. C'est une inadvertance de Molière, qui a fait de Sosie non un esclave, mais

Leur vue a sur notre zèle

Un ascendant trop puissant,

Et la moindre faveur d'un coup d'œil caressant
Nous rengage de plus belle.

Mais enfin, dans l'obscurité,

Je vois notre maison, et ma frayeur s'évade'.
Il me faudroit, pour l'ambassade,

Quelque discours prémédité.

Je dois aux yeux d'Alemène un portrait militaire
Du grand combat qui met nos ennemis à bas;
Mais comment diantre le faire,

Si je ne m'y trouvai pas?

N'importe, parlons-en et d'estoc et de taille,
Comme oculaire témoin.

Combien de gens font-ils des récits de bataille
Dont ils se sont tenus loin 2!

Pour jouer mon rôle sans peine,

Je le veux un peu repasser.

Voici la chambre où j'entre en courrier que l'on mène;

un valet. Au reste, tout ce que Sosie dit ici de la servitude chez les grands est emprunté de Plaute; seulement Molière y ajoute un sentiment de vanité qui ne blesse pas le costume, car il appartient à tous les hommes, et il est de tous les pays.

⚫ Dans Plaute, Sosie meurt de peur d'être rencontré et battu, ce qui amène d'abord un défaut de vraisemblance; car plus il est peureux, plus il doit être pressé d'arriver; et ce n'est pas là le moment d'avoir avec lui-même une conversation de deux cents vers, et de préparer le long récit qu'il doit faire à sa maîtresse. Le plus pressé pour lui, c'est d'entrer à la maison. Molière a senti cette objection, et l'a prévenue. Après une vingtaine de vers sur sa frayeur et sur la condition des esclaves, Sosie dit :

Mais enfin dans l'obscurité

Je vois notre maison, et ma frayeur s'évade.

Le voilà rassuré. Il est devant sa porte; c'est alors qu'il s'occupe de son message. La vraisemblance est observée. (L.)

Les courtisans malins firent l'application de ces deux vers à Boileau et à Racine, qui suivoient le roi dans ses campagnes, et qui décrivoient des batailles où ils n'assistèrent jamais. Peut-être cette circonstance influa-t-elle sur le jugement que Boileau porta de cette pièce, qu'il mettoit au-dessous de celle de Plante, en supposant que ce jugement ne soit pas de l'invention de Monchesnay, ce qui nous paroît encore plus probable.

Et cette lanterne est Alemène,

A qui je me dois adresser.

(Sosie pose sa lanterne à terre.)

Madame, Amphitryon, mon maitre et votre époux...
Bon! beau début!) l'esprit toujours plein de vos charmes,
M'a voulu choisir entre tous

Pour vous donner avis du succès de ses armes,

Et du desir qu'il a de se voir près de vous.
Ah! vraiment, mon pauvre Sosie,

» A te revoir j'ai de la joie au cœur '. »

'L'idée si comique du dialogue avec la lanterne n'est pas dans Plaute. On a dit que Molière l'avoit empruntée aux Harangueuses d'Aristophane; c'est une erreur. Dans les Harangueuses, Praxagora ne cause point avec sa lampe; elle lui adresse des éloges, une invocation. C'est une espèce de panégyrique, ou plutôt d'amplification de rhétorique sur les services que peut rendre une lampe; mais qui n'a aucun rapport avec la scène de Sosie, et qui n'a pu en faire naître l'idée. L'origine de cette scène se trouve dans la cinquième fable du troisième livre des Faceticuses nuits de Straparole. Cédant aux vœux d'une femme qui l'avoit séduit, Travaillin égorge le taureau favori de son maître, et fait présent à sa séductrice des cornes dorées de ce taureau. La faute commise, Travaillin prend un des habits de son maître, en revêt une branche d'arbre, et lui adresse ces mots : « Bonjour, mon maitre. Puis se répondant à soi-même, il ajoute : « Sois le bien-venu, Travaillin; ⚫ comment te portes-tu? Je me porte fort bien. — Et le taureau aux cornes ⚫ dorées, comment se porte-t-il? —- Par mon serment, monsieur, les loups l'ont « dévoré dedans le bois.- Et les cornes dorées, où sont-elles?»-Travaillin restoit muet sur ce point, et s'en retournoit tout fâché; puis, rentrant dans la chambre, il recommençoit sa harangue en disant : « Dieu vous gard', maitre! — Et toi aussi, Travaillin: comment va notre taureau aux cornes dorées ? — Monsieur, le taureau s'est échappé de la bergerie, et en combattant contre d'autres taureaux, ⚫ a été si cruellement navré qu'il en est mort. — Mais où est donc sa peau et ses ⚫ cornes?» Et lors Travaillin ne savoit plus que répondre ; et ayant fait cette harangue par plusieurs fois, il ne sut plus quelle excuse trouver. Il est probable que cette scène naïve a donné à Molière l'idée de la sienne; car ce n'est pas le seul emprunt qu'il ait fait aux Facetieuses nuits de Straparole. Ce petit livre tenoit une place distinguée dans sa bibliothèque. Au reste, cette idée n'est agréable que parcequ'elle est naturelle; et l'anecdote suivante nous prouve qu'on peut la voir en action ailleurs qu'au théâtre. Le baron de C...., ayant été chargé de présenter au roi la feuille des états de sa province, imagina de placer le portrait du roi dans son cabinet, et là quatre fois par jour il faisoit son entrée, répétoit sa harangue: et, passant ensuite du côté du tableau, il s'adressoit une réponse gracieuse, qu'il accompagnoit toujours de quelques marques de faveur. On le surprit un jour comme il se gratifioit du cordon rouge *.

L'Art de la Comédie, tome 1, page 273.

Madame, ce m'est trop d'honneur,

Et mon destin doit faire envie.

(Bien répondu!) Comment se porte Amphitryon? »

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Madame, en homme de courage,

Dans les occasions où la gloire l'engage.
Fort bien! belle conception!)

Quand viendra-t-il, par son retour charmant,
Rendre mon ame satisfaite? »

Le plus tôt qu'il pourra, madame, assurément;
Mais bien plus tard que son cœur ne souhaite.
(Ah!) Mais quel est l'état où la guerre l'a mis?
Que dit-il? que fait-il? Contente un peu mon ame. »
Il dit moins qu'il ne fait, madame,

Et fait trembler les ennemis.

Peste! où prend mon esprit toutes ces gentillesses'? ) ⚫ Que font les révoltés? dis-moi, quel est leur sort? » Ils n'ont pu résister, madame, à notre effort;

Nous les avons taillés en pièces,

Mis Ptérélas leur chef à mort 2,

Pris Télèbe d'assaut; et déja dans le port
Tout retentit de nos prouesses.

Ah! quel succès! ô dieux! Qui l'eût pu jamais croire! • Raconte-moi, Sosie, un tel événement. »

Je le veux bien, madame; et, sans m'enfler de gloire,
Du détail de cette victoire

Je puis parler très savamment.

* Les fréquentes interruptions de Sosie, son admiration pour lui-même, cette triple allocution du maître, de la maîtresse et du valet, donnent à ce monologue. peut-être unique au théâtre, tout le piquant du dialogue le plus vif et de la scène la plus animée. Molière nous apprend ici comment on peut faire parler un valet sans tomber dans la bassesse, et comment ce valet peut faire parler son maître. c'est-à-dire lui prêter un langage plus élevé, sans nuire à la vraisemblance du style, et sans s'écarter du naturel.

* Plaute et Molière ont fait le même anachronisme. Ptérélas ne vivoit point an temps d'Amphitryon. Il étoit fils de Taphius, fils d'une nièce d'Alené, père d'Amphitryon. (L. B.)

Figurez-vous donc que Télèbe ',

Madame, est de ce côté;

(Sosie marque les lieux sur sa main ou à terre.)

C'est une ville, en vérité,

Aussi grande quasi que Thèbe.

La rivière est comme là.

Ici nos gens se campèrent;

Et l'espace que voilà,
Nos ennemis l'occupèrent.

Sur un haut, vers cet endroit 2,

Étoit leur infanterie ;

Et plus bas, du côté droit,

Etoit la cavalerie.

Après avoir aux dieux adressé les prières,

Tous les ordres donnés, on donne le signal:
Les ennemis, pensant nous tailler des croupières,
Firent trois pelotons de leurs gens à cheval;
Mais leur chaleur par nous fut bientôt réprimée,
Et vous allez voir comme quoi.

Voilà notre avant-garde à bien faire animée;
Là, les archers de Créon, notre roi;

Et voici le corps d'armée,

(On fait un peu de bruit.)

Qui d'abord... Attendez, le corps d'armée a peur;
J'entends quelque bruit, ce me semble 3.

Télèbe étoit la capitale de l'île de Taphe, voisine et peu éloignée d'Ithaque, située vis-à-vis l'Acarnanie. Télébaûs, petit-fils de Lélège, roi de Leucadie, avoit donné son nom au peuple de cette ile. (L. B.)

2 Haut, pour hauteur, élevation. Ce mot pris dans ce sens date du douzième siècle, et il étoit encore d'usage parmi le peuple du temps de Molière. Les auteurs des chroniques de Saint-Denis se sont servis de ce mot dans le passage suivant du portrait de Charlemagne : « Haut fus de cors fort et grant estature.... brune chevelure, face merveille et haleigre. Le nez avoit grant et droit, et un petit hault ⚫ au milieu. » Ce passage atteste en même temps la pauvreté de notre langue à cette époque, et l'emploi du mot haut pour élévation dans le douzième siècle.

Plante, qui d'ailleurs a tant d'envie de faire rire, même quand il ne le faut pas, est tombé ici dans un défaut tout opposé. Il a mis dans la bouche de Sosie un récit très suivi, très détaillé et très sérieux de la victoire des Thébains, tel qu'il

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