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Et de tant de laquais le bruyant assemblage,
Font un éclat fàcheux dans tout le voisinage.
Je veux croire qu'au fond il ne se passe rien;
Mais enfin on en parle, et cela n'est pas bien.

CLEANTE.

Hé! voulez-vous, madame, empêcher qu'on ne cause?

Ce seroit dans la vie une fàcheuse chose,

Si, pour les sots discours où l'on peut être mis,
Il falloit renoncer à ses meilleurs amis.

Et quand même on pourroit se résoudre à le faire,
Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire ?
Contre la médisance il n'est point de rempart.
A tous les sots caquets n'ayons donc nul égard;
Efforçons-nous de vivre avec toute innocence,
Et laissons aux causeurs une pleine licence.

DORINE.

Daphné, notre voisine, et son petit époux,
Ne seroient-ils point ceux qui parlent mal de nous ?
Ceux de qui la conduite offre le plus à rire
Sont toujours sur autrui les premiers à médire :
Ils ne manquent jamais de saisir promptement
L'apparente lueur du moindre attachement,
D'en semer la nouvelle avec beaucoup de joie,
Et d'y donner le tour qu'ils veulent qu'on y croie;
Des actions d'autrui, teintes de leurs couleurs,
Ils pensent dans le monde autoriser les leurs,
Et, sous le faux espoir de quelque ressemblance,
Aux intrigues qu'ils ont donner de l'innocence,
Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés
De ce blâme public dont ils sont trop chargés '.

'Cléante a repoussé la médisance par les plus sages maximes; Dorine, au contraire, se venge de la médisance par la satire. Le genre d'esprit de cette maitresse fille rappelle celui de Magdeleine Béjart, qui étoit une maîtresse femme, et qui joua d'original ce rôle créé pour elle et d'après elle. D'ailleurs il est bon de remarquer que les traits que lance ici Dorine ne tombent point au hasard : ils s'adressent à deux femmes qui alors divisoient la cour, et tourmentoient le roi. Cette première firade

MADAME PERNELLE.

Tous ces raisonnements ne font rien à l'affaire.

On sait qu'Orante mène une vie exemplaire;
Tous ses soins vont au ciel; et j'ai su par des gens
Qu'elle condamne fort le train qui vient céans '.

DORINE.

L'exemple est admirable, et cette dame est bonne!
Il est vrai qu'elle vit en austère personne;

Mais l'âge dans son ame a mis ce zèle ardent,
Et l'on sait qu'elle est prude à son corps défendant.
Tant qu'elle a pu des cœurs attirer les hommages,
Elle a fort bien joui de tous ses avantages;
Mais, voyant de ses yeux tous les brillants baisser,
Au monde qui la quitte elle veut renoncer,
Et du voile pompeux d'une haute sagesse
De ses attraits usés déguiser la foiblesse.
Ce sont là les retours des coquettes du temps:
Il leur est dur de voir déserter les galants.
Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude
Ne voit d'autre recours que le métier de prude;
Et la sévérité de ces femmes de bien

Censure toute chose, et ne pardonne à rien 2.

fait allusion aux intrigues de la comtesse de Soissons, qui, pour se venger de l'abandon du roi, sema la nouvelle de ses amours avec La Vallière, encore vertueuse, et en instruisit la reine, en y donnant le tour qu'elle vouloit qu'on y croie *. Son petit époux joua un rôle dans cette intrigue, et ils furent exilés tous deux. Sous les traits d'Orante nous reconnoitrons également la duchesse de Navailles, ambitieuse, prude et dévote, qui censuroit tout à la cour, et ne pardonnoit rien. Molière flattoit ainsi secrètement le roi, et réjouissoit la jeune cour, charmée de voir livrer au ridicule un censeur hypocrite et dangereux.

'Les médisances n'arrivent jamais à madame Pernelle que d'une manière indirecte: on en parle, des gens lui ont appris. Par cette adresse, l'auteur laisse toujours entrevoir la pensée de Tartuffe dans tout ce qu'elle dit.

* Toute la cour censuroit alors comme Dorine l'austérité chagrine de la duchesse de Navailles, qui, pour plaire aux reines, défendit au roi l'entrée de l'appartement des filles d'honneur, et fit placer ces grilles restées fameuses dans l'histoire. Ce

* Cette comtesse de Soissons étoit Olympe de Mancini. Voyez les Mémoires de madame de Motteville, tome 111, page 217; et tome V, pages 305 et 307.

Hautement d'un chacun elles blåment la vie,
Non point par charité, mais par un trait d'envie
Qui ne sauroit souffrir qu'une autre ait les plaisirs
Dont le penchant de l'âge a sevré leurs desirs '.
MADAME PERNELLE, à Elmire.
Voilà les contes bleus qu'il vous faut pour vous plaire,
Ma bru. L'on est chez vous contrainte de se taire:
Car madame, à jaser, tient le dé tout le jour.
Mais enfin je prétends discourir à mon tour :
Je vous dis que mon fils n'a rien fait de plus sage
Qu'en recueillant chez soi ce dévot personnage 2;
Que le ciel au besoin l'a céans envoyé

Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé;
Que, pour votre salut, vous le devez entendre,
Et qu'il ne reprend rien qui ne soit à reprendre.
Ces visites, ces bals, ces conversations,
Sont du malin esprit toutes inventions.
Là jamais on n'entend de pieuses paroles;
Ce sont propos oisifs, chansons, et fariboles:

scandaleux éclat n'avoit d'autre but que d'empêcher les entretiens du roi avec mademoiselle Lamothe-Houdancourt à travers les fentes d'une cloison. La duchesse de Navailles devoit sa fortune à Mazarin, dont elle avoit servi les intrigues pendant la Fronde, sous le nom de mademoiselle de Neuillant. Ce portrait et celui de madame de Soissons sont si ressemblants, et la cour étoit alors si occupée d'es intrigues de ces deux femmes, qu'il est impossible de ne pas prêter à Molière le dessein secret de complaire à son maître en les frappant de ridicule. La Lettre sur l'Imposteur semble indiquer que Molière avoit d'abord placé ces portraits dans la bouche de Cléante. En les donnant à Dorine, il auroit dû peut-être en modifier le style, qui, selon la remarque de Diderot, est trop élevé pour une suivante.

La même lettre indique ici un couplet de madame Pernelle et une repartie vigoureuse de Cléante, que Molière sans doute crut devoir supprimer à la reprise de sa pièce.

2 Il y a un moment, madame Pernelle attribuoit sa mauvaise humeur aux médisances du voisinage. Maintenant, par une préoccupation bien naturelle, elle replace toutes ces critiques dans la bouche du dévot personnage, dont en effet elle n'est que l'interprète. Ce retour involontaire à sa pensée dominante est en même temps un trait de vérité et un trait comique. Le rôle de madame Pernelle est une invention fort heureuse. Molière, en donnant à Orgon une mère dévote et infatuée de Tartuffe, rend le caractère du bon homme beaucoup plus naturel. Il tient de famille la crédulité et l'entètement.

Bien souvent le prochain en a sa bonne part,
Et l'on y sait médire et du tiers et du quart.
Enfin les gens sensés ont leurs têtes troublées
De la confusion de telles assemblées :

Mille caquets divers s'y font en moins de rien;
Et, comme l'autre jour un docteur dit fort bien,
C'est véritablement la tour de Babylone,
Car chacun y babille, et tout du long de l'aune;
Et, pour conter l'histoire où ce point l'engagea...
(montrant Cléante.)

Voilà-t-il pas monsieur qui ricane déja!

Allez chercher vos fous qui vous donnent à rire,
( à Elmire.)

Et sans... Adieu, ma bru; je ne veux plus rien dire.
Sachez que pour céans j'en rabats de moitié,
Et qu'il fera beau temps quand j'y mettrai le pied '.
(donnant un soufflet à Flipote.)

Allons, vous, vous rêvez et bayez aux corneilles 2.
Jour de Dieu! je saurai vous frotter les oreilles.
Marchons, gaupe, marchons 3.

L'intelligence ne suffit pas pour bien rendre le rôle de madame Pernelle : il faut de la verve, de l'aplomb et du mordant; point de caricature, point de charge. Le caractère est vrai; pour le représenter d'une manière comique, on doit rester dans la vérité. Béjart le boiteux joua ce rôle d'original, et s'en acquitta des mieux, s'il faut en croire le témoignage de Robinet. Lorsque l'actrice chargée de ce rôle manque de moyens, l'exposition paroît froide et languissante, et l'effet de la pièce est en partie manqué. Dans un tel sujet, l'esprit du spectateur a besoin d'être saisi dès l'abord par ce mouvement, qui le dispose tout à-la-fois à la méditation et à la gaieté.

* Bayer, regarder en tenant la bouche ouverte : du vieux mot beer, ou plutôt du latin beare. Bayer aux corneilles se dit proverbialement de ceux qui regardent niaisement de côté et d'autre, sans intention, et comme par désœuvrement.

L'exposition vaut seule une pièce entière : c'est une espèce d'action. L'ouverture de la scène vous transporte sur-le-champ dans l'intérieur d'un ménage où la mauvaise humeur et le babil grondeur d'une vieille femme, la contrariété des avis et la marche du dialogue font ressortir naturellement tous les personnages, que le spectateur doit connoître sans que le poëte ait l'air de les lui montrer. Le sot entétement d'Orgon pour Tartuffe, les simagrées de dévotion et de zèle du faux dévot, le caractère tranquille et réservé d'Elmire, la fougue impétueuse de son fils Damis, la saine philosophie de son frère Cléante, la gaieté caustique de Dorine,

SCÈNE II'.

CLEANTE, DORINE.

CLEANTE.

Je n'y veux point aller,

De peur qu'elle ne vint encor me quereller;

Que cette bonne femme...

DORINE.

Ah! certes, c'est dommage.

Qu'elle ne vous ouit tenir un tel langage :
Elle vous diroit bien qu'elle vous trouve bon,
Et qu'elle n'est point d'âge à lui donner ce nom 2.
CLEANTE.

Comme elle s'est pour rien contre nous échauffée !
Et que de son Tartuffe elle paroît coiffée!

DORINE.

Oh! vraiment, tout cela n'est rien au prix du fils :
Et, si vous l'aviez vu, vous diriez: C'est bien pis!
Nos troubles l'avoient mis sur le pied d'homme sage,
Et, pour servir son prince, il montra du courage 3.
Mais il est devenu comme un homme hébété

et la liberté familière que lui donne une longue habitude de dire son avis sur tout, la douceur timide de Mariane, tout ce que la suite de la pièce doit développer, tout, jusqu'à l'amour de Tartuffe pour Elmire, est annoncé dans cette scène, qui est à la fois une exposition, un tableau, une situation. (L.)

Dans la lettre sur la comédie de l'Imposteur, on voit qu'Elmire seule reconduisoit sa belle-mère, et que pendant ce temps les autres personnages discouroient entre eux du mariage de Valère et de Mariane, etc., etc. (P.)

2 Autrefois ces mots de bon homme, de bonne femme, étoient synonymes de vieillard. Ils sont encore d'usage en ce sens en Bretagne et en Normandie ; et du temps de Molière on ne s'exprimoit pas autrement à la cour. Mademoiselle de Montpensier, en racontant une visite qu'elle fit à Sully, désigne ainsi cet illustre personnage. (Voyez ces Memoires, tome I, p. 18, et tome V, p. 117.)

* Ce vers prépare le dénoûment. Dorine est une espèce de confidente : elle a pris pied dans la maison pendant le veuvage de son maitre. Il est donc tout naturel qu'elle sache très bien les affaires de la famille, et même qu'elle en instruise Cléante, qui est encore à s'étonner de l'engouement d'Orgon pour Tartuffe.

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