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ELMIRE.

De ce que l'on vous doit envers vous on s'acquitte.
Mais, ma mère, d'où vient que vous sortez si vite?

MADAME PERNELLE.

C'est que je ne puis voir tout ce ménage-ci,

Et que de me complaire on ne prend nul souci.
Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée :
Dans toutes mes leçons j'y suis contrariée;
On n'y respecte rien, chacun y parle haut,
Et c'est tout justement la cour du roi Pétaud '.

Si...

DORINE.

MADAME PERNELLE.

Vous êtes, ma mie, une fille suivante,

Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente;
Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.

Mais...

DAMIS.

MADAME PERNELLE.

Vous êtes un sot, en trois lettres, mon fils;

accablé Pascal; car si l'auteur de Tartuffe étoit diabolique, et diabolique son cerveau; s'il se voyoit traité par un curé de Paris de démon vêtu de chair et habillé en homme, de libertin, d'impie, de scélérat, l'auteur des Petites Lettres s'étoit vu appeler impie, bouffon, ignorant, forcené, imposteur, calomniateur, fourbe, hérétique, calviniste, disciple de Dumoulin, possédé d'une légion de diables: la présence aux représentations de Tartuffe étoit devenue un péché mortel, comme la lecture des Provinciales; et les comédiens de Molière s'étoient vus menacés d'une damnation éternelle, comme les membres du parlement de Bordeaux qui avoient refusé de condamner les Petites Lettres. Ainsi Pascal, inconnu de ses ennemis, les irritoit sans cesse en les frappant d'une main invisible; tandis que Molière, plus heureux, plus hardi peut-être, marquoit publiquement les siens du sceau de l'infamie. L'histoire de cette pièce ne seroit pas complète si on n'y lisoit l'éloge du roi qui l'a protégée. Cet éloge, nous ne le tracerons point; il se trouve dans la pièce même : il en forme le dénoûment; il doit passer avec elle à la postérité, et, à chaque représentation, rappeler au public et la protection du grand roi et la reconnoissance du grand poëte.

Le roi Pétaud est le chef que se choisissoient autrefois les mendiants réunis en corporation. Ce nom vient du latin peto, je demande. Ce roi n'ayant pas plus de pouvoir que ses sujets, on donne, par extension, le nom de cour du roi Pétaud à une maison où tout le monde commande. B.)

C'est moi qui vous le dis, qui suis votre grand'mère;
Et j'ai prédit cent fois à mon fils, votre père,
Que vous preniez tout l'air d'un méchant garnement,
Et ne lui donneriez jamais que du tourment.

Je crois...

MARIANE.

MADAME PERNELLE.

Mon Dieu! sa sœur, vous faites la discrète,
Et vous n'y touchez pas, tant vous semblez doucette!
Mais il n'est, comme on dit, pire eau que l'eau qui dort ';
Et vous menez, sous chape, un train que je hais fort 2.

Mais, ma mère...

ELMIRE.

MADAME PERNELLE.

Ma bru, qu'il ne vous en déplaise,
Votre conduite, en tout, est tout-à-fait mauvaise;
Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux;
Et leur défunte mère en usoit beaucoup mieux.
Vous êtes dépensière; et cet état me blesse,
Que vous alliez vêtue ainsi qu'une princesse 3.

S'il faut en croire Mézeray, c'est à Louis XIII que notre langue doit ce proverbe, qui peint ici tout un caractère.

* Mener un train sous chape ou sous cape, c'est-à-dire cacher ses mauvaises actions, comme on cache sa tête sous une cape. Ce mot vient de caput, et il désigne une sorte de manteau qui se termine par un capuchon. Chape ne se dit plus que de certains vêtements ecclésiastiques, mais le mot cape se trouve dans plusieurs expressions proverbiales, comme rire sous cape, vendre sous cape, mener un train sous cape, n'avoir que la cape et l'épée. Ces proverbes ont conservé le mot, et les montagnards des Pyrénées ont conservé le vêtement qui a donné lieu à ces proverbes. C'est un manteau dont la forme est assez semblable à la robe des capucins. Les femmes portent un capuchon pointu, de couleur écarlate, qui leur descend comme un voile sur les épaules, et ce diminutif de la cape se nomme capulet.

Les reproches de madame Pernelle n'autorisent pas les actrices chargées du rôle d'Elmire à se montrer dans une grande parure; ces reproches sont généraux, et n'ont aucun rapport au moment présent. On lit dans Grimarest qu'une demiheure avant la première représentation de Tartuffe, Molière étant monté chez sa femme (qui jouoit le rôle d'Elmire), la trouva dans la plus brillante parure : « Que voulez-vous dire avec cet ajustement? dit-il; ne savez-vous pas que vous êtes in⚫ commodée dans la pièce? et vous voilà éveillée et ornée comme si vous alliez à

Quiconque à son mari veut plaire seulement,
Ma bru, n'a pas besoin de tant d'ajustement '.

CLÉANTE.

Mais, madame, après tout...

MADAME PERNELLE.

Pour vous, monsieur son frère,

Je vous estime fort, vous aime, et vous révère ;
Mais enfin, si j'étois de mon fils, son époux,

Je vous prierois bien fort de n'entrer point chez nous.
Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre

Qui par d'honnêtes gens ne se doivent point suivre.
Je vous parle un peu franc; mais c'est mon humeur,
Et je ne mâche point ce que j'ai sur le cœur.

DAMIS.

Votre monsieur Tartuffe est bien heureux, sans doute 2...

MADAME PERNELLE.

C'est un homme de bien, qu'il faut que l'on écoute;
Et je ne puis souffrir, sans me mettre en courroux,
De le voir quereller par un fou comme vous.

DAMIS.

Quoi! je souffrirai, moi, qu'un cagot de critique

une fête. Déshabillez-vous vite, et prenez un habit convenable à la situation où ⚫ vous devez être. » Peu s'en fallut, continue Grimarest, que la Molière ne voulût pas jouer, tant elle étoit désolée de ne pouvoir faire parade d'un habit qui lui tenoit plus au cœur que la pièce*! Ainsi la coquetterie d'une femme pensa être aussi funeste à Molière que les cabales des faux dévots.

Madame Pernelle gourmande toute la maison, mais ses critiques sont justes, quoique exagérées : Mariane a un amant, Dorine dit son avis sur tout, Damis est un étourdi, Elmire enfin est un peu coquette : voilà les personnages counus ( car les aigres leçons de madame Pernelle l'ont caractérisée elle mème); et pour me servir d'une expression consacrée par celui qui le premier a fait remarquer l'arifice de cette scène, « le spectateur reçoit une volupté très sensible d'être informé dès l'abord de la nature des personnages par une voie si fidèle et si agréable. » Celtre sur l'Imposteur.)

Damis ne mache pas plus que sa grand'mère ce qu'il a sur le cœur. L'impétusité de ce caractère est une heureuse combinaison qui va tout animer. Déja son incscrétion change le mouvement des esprits; elle montre aux spectateurs le secreressort qui fait agir madame Pernelle, et Tartuffe est en scène,

• de Molière, page cij.

Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique;
Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
Si ce beau monsieur-là n'y daigne consentir?

DORINE.

S'il le faut écouter, et croire à ses maximes,
On ne peut faire rien qu'on ne fasse des crimes;
Car il contrôle tout, ce critique zélé.

MADAME PERNELLE.

Et tout ce qu'il contrôle est fort bien contrôlé.
C'est au chemin du ciel qu'il prétend vous conduire :
Et mon fils à l'aimer vous devroit tous induire '.

DAMIS.

Non, voyez-vous, ma mère, il n'est père, ni rien,
Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien:
Je trahirois mon cœur de parler d'autre sorte.
Sur ces façons de faire à tous coups je m'emporte :
J'en prévois une suite, et qu'avec ce pied-plat
Il faudra que j'en vienne à quelque grand éclat.

DORINE.

Certes, c'est une chose aussi qui scandalise

De voir qu'un inconnu céans s'impatronise;

Qu'un gueux, qui, quand il vint, n'avoit pas de souliers,
Et dont l'habit entier valoit bien six deniers,
En vienne jusque-là que de se méconnoître,
De contrarier tout, et de faire le maître 2.

Un seul mot de Damis nous a fait entrevoir la maligne influence qui agit sur madame Pernelle, un seul mot de madame Pernelle nous apprend que cette influence s'étend sur son fils, c'est-à-dire sur le chef de la famille : ainsi voilà la maison divisée en amis et en ennemis ; nous les connoissons tous, le combat est commencé, et l'auteur n'a guère employé que cinquante vers.

Le discours de Dorine est pris sur nature: toute suivante à sa place s'expr meroit ainsi. En effet, ce que les domestiques méprisent le plus, c'est la pauvret: ce qui les blesse davantage, c'est une domination étrangère. Plus on étudie Nolière, plus on reste frappé de la facilité et de la vérité de ses peintures. Il senole emprunter de ses personnages leurs pensées, leurs expressions, et jusqu'à eur manière d'observer. Pour lui, ce don d'observer est le don d'être touðurs

MADAME PERNELLE.

Eh! merci de ma vie ! il en iroit bien mieux
Si tout se gouvernoit par ses ordres pieux.

DORINE.

Il passe pour un saint dans votre fantaisie :
Tout son fait, croyez-moi, n'est rien qu'hypocrisie.

Voyez la langue!

MADAME PERNELLE.

DORINE.

A lui, non plus qu'à son Laurent,

Je ne me fierois, moi, que sur un bon garant.

MADAME PERNELLE.

J'ignore ce qu'au fond le serviteur peut être;
Mais pour homme de bien je garantis le maître.
Vous ne lui voulez mal et ne le rebutez

Qu'à cause qu'il vous dit à tous vos vérités.
C'est contre le péché que son cœur se courrouce,
Et l'intérêt du ciel est tout ce qui le pousse.

DORINE.

Oui; mais pourquoi, surtout depuis un certain temps,
Ne sauroit-il souffrir qu'aucun hante céans?

En quoi blesse le ciel une visite honnête,

Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête? Veut-on que là-dessus je m'explique entre nous?... ( montrant Elmire.)

Je crois que de madame il est, ma foi, jaloux'.

MADAME PERNELLE.

Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites.
Ce n'est pas lui tout seul qui blâme ces visites :
Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez,
Ces carrosses sans cesse à la porte plantés,

L'auteur de la lettre sur l'Imposteur, publiée quinze jours après la représentation unique de 1667, a remarqué le premier que ce trait exquis de sagacité n'échappoit point au hasard, mais qu'il étoit là pour faire pressentir la conduite, ou plutôt pour rendre croyable l'amour emporté de Tartuffe.

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