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tion, cet homme n'est pas véritablement vertueux. Il ne peut l'être que lorsqu'il a acquis cette connoiffance active de la droiture, qui doit le déterminer, cet amour défintéreffé de la vertu, qui feul peut donner tout le prix à ses actions.

L'effence de la vertu confifte donc dans une affection pour les objets intellectuels & moraux de la juftice; de forte qu'on accroît & on fortifie le penchant à la vertu, en nourriffant, & pour ainfi dire en éguifant le fentiment de la juftice, ou en l'entretenant dans toute fa pureté, ou enfin en lui foumettant toute autre affection; & on le foutient par la crainte des peines à venir & l'espoir des biens futurs. Il eft vrai que ces motifs ne font guères du genre des affections libérales & généreuses, ni de la nature de ces mouvemens qui complettent le mérite moral des actions. S'ils ont une influence prédominante dans la conduite d'un homme que l'amour défintéreffé devroit principalement diriger, la conduite est fervile, & cet homme n'eft pas encore vertueux. Il y a plus: dans toute Religion, où l'efpoir & la crainte font admis comme motifs de nos actions, l'intérêt particulier, qui naturellement n'est en nous que trop vif, le devient par là

encore davantage. Cela forme une attention habituelle à notre propre avantage, qui diminue d'autant plus l'amour du bien général, que cette attention eft grande. Par rapport à Dieur, une attention inquiète à des intérêts privés, doit dégrader en quelque forte la véritable piété. Aimer Dieu feulement comme la caufe de fon bonheur particulier, c'est avoir pour lui l'affection du méchant, qui n'eft conduit que par la crainte du châtiment ou l'efpoir des récompenfes. En un mot, plus le dévouement à l'intérêt par. ticulier occupe de place dans notre cœur, moins il en laiffe à l'amour du bien général, ou de tout autre objet digne par lui-même de notre admiration & de notre eftime. C'est ainsi que l'amour exceffif de la vie peut nuire à la vertu, affoiblir l'amour du bien public, & ruiner la vraie piété.

Cependant quoique la violence des paffions privées puiffe préjudicier à la vertu, il eft des circonftances où la crainte des châtimens & l'efpoir des récompenfes, doivent même lui fervir d'appui, quelque mercenaires qu'elles foient. Quand le partage des affections fait chanceler dans la vertu ; que l'efprit eft imbu d'idées fauffes; qu'entêté d'o

pinions abfurdes, il fe roidit contre le vrai, méconnoît le bon, donne fon eftime au vice & le préfére à la vertu ; la crainte des châtimens & l'efpérance des récompenfes, peuvent alors lui deffiller les yeux, ou en l'obligeant à pratiquer des actions vertueufes, lui en faire connoître le prix & la bonté. Auffi rien n'est phus avantageux dans un Etat, qu'une administration vertueuse, & qu'une jufte diftribution de peines & de récompenfes. C'est un mur d'airain, contre lequel fe brifent les complots des méchans. C'est une digue qui tourne leurs efforts à l'avantage de la fociété. C'eft enfin un moyen sûr d'attacher les hommes à la vertu, en attachant à la vertu leur intérêt particulier; d'écarter tous les préjugés qui les en éloignent; de préparer dans leur cœur un accueil favorable, & de les mettre par une pratique conftante dans le bien, dans un fentier d'où ils fortent enfuite difficilement. Pour produire tous ces effets, il faut que l'exemple contribue à former les inclinations & le caractère du peuple. Si le Magiftrat n'eft pas vertueux, la meilleure administration produira peu de chofe. Au contraire les fujets aimeront & refpe&teront les loix, s'ils font perfuadés de la vertu de ceux qui en ont la manutention.

La Religion (chrétienne) eft encore d'un grand fecours pour porter les hommes à la vertu. Comme le bonheur futur qu'elle promet confifte dans la jouiffance d'un plaifir vertueux, tel que la contemplation de la vertu même dans la Divinité, il eft évident que le défir de cet état ne peut naître que d'un grand amour de la vertu, & qu'il conferve par conféquent toute la dignité de fon origine.

Tous ces motifs ne font au refte qu'acceffoires & non effentiels à la vertu. Car fi les récompenfes & les peines affectoient intimément, on pourroit oublier à la fin les motifs défintéreffés de pratiquer la vertu. Cette merveilleufe atteinte des biens ineffables d'une autre vie, tendroit à réprimer & à ralentir l'exercice des bonnes œuvres. Un homme épris d'un intérêt fi particulier & fi grand, pourroit compter pour rien les chofes de ce monde, & traiter quelquefois comme des distractions méprifables & des affections viles, terreftres & momentanées, les douceurs de l'amitié, les loix du fang & les devoirs de l'humanité. Une véritable piété tempère tout cela. Elle eft le complement de la vertu. Où la piété manque, la douceur, l'égalité d'efprit, l'économie des affections, la vertu en un

mot eft imparfaite. On ne peut atteindre à la perfection morale, arriver au fuprême degré de la vertu, fans reconnoître un Dieu, l'aimer & le fervir.

C'est ainfi que la Sageffe fuprême, qui gouverne le monde, a lié l'intérêt particulier au bien général. La vertu devient par là la bafe des affaires humaines, le foutien des fociétés, le noeud du commerce, le lien des amitiés, & la félicité des familles. L'homme ne peut donc être heureux que par la vertu : il fera toujours malheureux fans elle. La vertu est par conféquent le bien, & le vice le mal de la fociété en général, & de chaque membre en particulier.

Fin du fecond Tome.

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