Page images
PDF
EPUB

il ne devait pas choisir le sujet tragique de son Drame dans les familles de Cadmus, de Tantale, ou des Atrides. Ces temps héroïques et fabuleux, où l'on voit agir pêlemêle et se confondre partout les Dieux et les Héros, grossissent à notre imagination les objets qu'ils nous présentent et portent avec eux un merveilleux, pour lequel le rhythme pompeux et cadencé de la versification semble avoir été inventé, et auquel il s'amalgame parfaitement. Ainsi les Héros d'Homère, qui ne paraissent que grands et superbes dans l'Épopée, seraient gigantesques dans l'Histoire en prose. Son langage trop vrai et trop voisin de nous, est comme l'atelier du Sculpteur où tout est colossal. La poésie est le vrai piedestal qui met ces groupes énormes au point d'optique favorable à l'œil; et il en est de la Tragédie héroïque, comme du Poème épique. On eut donc raison de blâmer M. de la Mothe d'avoir traité le sujet héroïque d'Edipe en langage familier. Peutêtre eût-il fait une faute non moins grande contre la vérité, la vraisemblance et le

bon goût, s'il eût traité en vers magnifiques un événement malheureux, arrivé parmi nous entre des Citoyens. Car suivant cette règle de la poétique d'Aristote : Comadia enim deteriores,Tragoedia meliores quàm nunc sunt, imitari conantur. Si la Tragédie doit nous représenter les hommes plus grands, et la Comédie moindres qu'ils ne sont réellement, l'imitation de l'un et l'autre genre n'ayant pas une exacte vérité, leur langage n'a pas besoin d'être rigoureusement asservi aux règles de la nature. On fait faire à l'esprit humain autant de pas qu'on veut vers le merveilleux, dès qu'on lui a fait une fois franchir les barrières du naturel; les sujets n'ayant plus alors qu'une vérité poétique ou de convention, il s'accommode aisément de tout.Voilà pourquoi la Tragédie s'écrit avec succès en vers, et la Comédie indifféremment de l'une ou de l'autre manière. Mais le genre sérieux qui tient le milieu entre les deux autres, devant nous montrer les homines absolument tels qu'ils sont, ne peut pas se permettre la plus légère liberté contre le

Théatre. I.

3

langage, les mœurs ou le costume de ceux qu'il met en scène. « Mais, direz-vous, le >> langage de la Tragédie est très-différent » de celui de l'Epopée : plus uni, moins » chargé de métaphores, et se rapprochant » davantage de la nature, qui empêche » qu'il ne s'adapte avec succès au genre » sérieux ? » C'est bien dit. Faites seulement un pas de plus, et concluez avec moi que plus ce langage s'en rapprochera, mieux il conviendra au genre; ce qui ramène tout naturellement à préférer la prose, et c'est ce qu'a sous-entendu M. Diderot. En effet, si l'art du Comédien consiste à me faire oublier le travail que l'Auteur s'est donné d'écrire son ouvrage en vers, autant valait -il qu'il ne prit pas une peine dont tout le mérite est dans la difficulté vaincue : genre de beauté, qui fait peut-être honneur au talent, mais qui n'intéresse jamais personne en faveur du fond de l'ouvrage. Qu'on ne perde pas de vue cependant que c'est relativement au Drame sérieux que je raisonne ainsi. Si je traitais un Drame comique, peut-être

voudrais-je à la gaîté du sujet joindre encore le charme de la poésie. Son coloris moins vrai, mais plus brillant que celui de la prose, donne à l'ouvrage l'air riche et fleuri d'un parterre. Si l'harmonie des vers ôte un peu de naturel aux choses fortes, en revanche elle échauffe les endroits faibles, et surtout est très-propre à embellir les détails badins d'une pièce sans intérêt. Je ne sais point mauvais gré à l'homme qui me conduit à la promenade, de me faire admirer toutes les beautés qui ornent son parc, et d'éloigner le terme de mon plaisir, par l'agrément des détails et la variété des objets: mais celui qui m'arrache à ma tranquillité pour m'entrainer avec lui dans une poursuite pénible; celui dont on enlève la femme, la fille, l'honneur ou le bien, peut-il s'amuser en chemin? Nous ne marchons que pour arriver; s'il s'arrête en une carrière douloureuse, s'il me laisse entrevoir qu'il est moins pressé que moi de sortir des cruels embarras que ma compassion seule me fait partager, j'abandonne l'insensé,

ou je fuis un barbare qui se joue de ma sensibilité.

Le genre sérieux n'admet donc qu'un style simple, sans fleurs ni guirlandes ; il doit tirer toute sa beauté du fond, de la texture, de l'intérêt et de la marche du sujet. Comme il est aussi vrai que la nature même, les sentences et les plumes du tragique, les pointes et les cocardes du comique lui sont absolument interdites; jamais de maximes, à moins qu'elles ne soient mises en action. Ses personnages doivent toujours y paraitre sous un tel aspect, qu'ils ayent à peine besoin de parler pour intéresser. Sa véritable éloquence est celle des situations, et le seul coloris qui lui soit permis est le langage vif, pressé, coupé, tumultueux et vrai des passions, si éloigné du compas de la césure, et de l'affectation de la rime, que tous les soins du Poête ne peuvent empêcher d'apercevoir dans son Drame s'il est en vers. Pour que le genre sérieux ait toute la vérité qu'on a droit d'exiger de lui, le premier objet de l'Auteur doit être de me transporter si loin

« PreviousContinue »