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moins eftimé dans les Païs étrangers qu'en France. On l'a peut-être imprimé plus fouvent à Bruxelles qu'à Paris. Il s'en fait un grand débit en Hollande; & on l'admire en Angleterre, où il a été traduit en Anglois. Ces peuples ont-ils auffi une démangeaifon enragée, comme parle Vigneul-Marville, de connoître les vices de tous les François qui font quelque figure à Paris, ou à Verfailles? D'où leur viendroit cet empreffement pour des perfonnes dont ils ne connoiffent pas même les noms? Et comment pourroientils les démêler dans les Caractères de ce fiécle, où non-feulement ces prétendues perfonnes ne font pas nommées, mais où le caractère qu'on leur donne ne contient rien que ces Etrangers ne puiffent auffi-bien appliquer à mille autres perfonnes qu'à ceux que certaines gens croyent que l'Auteur a eu devant les yeux? Un Anglois, par exemple, ouvre le Livre de la Bruyere, & y trouve ce Caractère : * Argyre tire fon gand pour montrer une belle

main,

Chap. XI. intitulé, DE L'HOMME,

Tom. II, pag. 45.

main, & ne néglige pas de découvrir un petit foulier qui fuppofe qu'elle a le pied petit elle rit des chofes plaifantes ou férieufes pour faire voir de belles dents: fi elle montre fon oreille, c'est qu'elle l'a bien faite, & fi elle ne danfe jamais, c'est qu'elle est peu contente de fa taille qu'elle a épaifle. Elle entend tous fes intérêts à l'exception d'un feul, elle parle toujours,

n'a point d'efprit. Faudra-t-il que cet Anglois aille s'adreffer à VigneulMarville (car il eft, je penfe, le seul qu'on puiffe confulter für cela) pour favoir quelle eft la perfonne de la Cour ou de la Ville que la Bruyere a voulu représenter fous le nom d'Argyre? Cela n'eft pas néceffaire. Il n'a qu'à jetter les yeux autour de lui pour y voir des perfonnes de ce caractère, ce qui fuffit pour lui faire fentir que la Bruyere a bien dépeint dans cet endroit la foibleffe & l'aveuglement de la plupart des hommes, qui négli geant de connoître leurs plus grands défauts, s'apperçoivent bientôt de leurs plus petits avantages.

Au refte, de la manière dont Vigneul-Marville parle du Livre de la Bruyere, on diroit qu'il ne l'a jamais

lû.

*

iû. Car en foutenant comme il fait, que ce grand fuccès qu'il a eu dans le monde, ne vient que du plaifir malin que les hommes prennent à voir à découvert les défauts d'autrui, il femble fuppofer que cet Ouvrage n'eft qu'un amas de Portraits fatyriques, † de tou tes les perfonnes de la Cour & de la Ville, comme il parle. Cependant rien n'eft plus faux que cette fuppofition. Car non-feulement ce Livre eft prefque tout compofé de folides réflexions qui regardent uniquement les vertus ou les vices des hommes fans aucun rapport à qui que ce foit, comme verra tout homme qui prendra la pei ne de le lire mais encore la plupart des Portraits qui y font, ne peuvent point être plutôt appliqués à certai nes perfonnes particuliéres qu'à mille autres que la Bruyere n'a jamais vû & quelques autres en affez grand nom bre contiennent l'éloge des perfonnes des plus diftinguées par leur vertu ou par leur mérite qui ayent paru en France vers la fin du XVII. fiécle: Ca

-Mélanges d'Hiftoire, &c. pag. 331. ↑ Id. pag. 332.

rac

ractères beaucoup plus propres à exciter l'envie des hommes qu'à reveiller cette maligne curiofité, qui, felon Vigneul-Marville, leur fait trouver tant de plaifir à voir les défauts d'autrui pendant qu'ils fe cachent à eux-mêmes leurs propres défauts, qu'elle leur donne du goût pour des Satyres fort froides & fort infipides, telles que les Caractères de ce fiécle.

Mais puifque nous voilà tombés fur le chapitre des Portraits que la Bruyere a répandus dans fon Livre, nous transporterons ici tout ce que notre Critique en dit ailleurs, afin qu'on en puiffe mieux juger en le voyant tout enfemble.

III. VIGNEUL-MARVILLE Commence à parler des Portraits qui font répandus dans le Livre de la Bruyere, en attaquant avec la derniére intrépidité le jugenient avantageux qu'en avoit fait Menage dans le Recueil des pensées qu'on lui a attribuées après fa mort fous le titre de Menagiana.» M. de la Bruyere eft merveilleux, dit * M.

..

* Menagiana, Tom. IV. pag. 219. de l'Edition de Paris, 1715.

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Menage, à attraper le ridicule des hommes, & à le développer. devoit dire plutôt à l'envelopper, ajoute * Vigneul - Marville, car M. de la Bruyere, à force de vouloir rendre les hommes ridicules, fait des Sphinx & des chiméres, qui n'ont nulle vraisemblance. M.. Menage tout entêté qu'il eft de fon M. de la Bruyere, eft contraint de reconnoître que fes Portraits font un peu chargés. Il fait la petite bouche, n'ofe dire, comme il est vrai, que fes Portraits font trop chargés, & fi peu naturels que la plupart ne conviennent à perfonne. Quand on peint de fantaisie, on peut charger fes Portraits, & s'abandonner à fes imaginations, mais quand on peint d'après nature, il faut copier la nature telle qu'elle eft. Outre que M. de la Bruyere travaille plus en détrempe qu'à l'huile, qu'il n'entend pas les divers tons ni l'union des couleurs, & que d'ordinaire fes Tableaux ne font que croqués: il a encore le malbeur, ne fachant pas deffiner correctement, qu'il ftrapafonne fes figures, & en fait des grotefques & des monftres.

Plaifante maniére de critiquer! Po-
fer

Dans les Mélanges, pag. 340.
Tome II,

T

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