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même signer son nom. Il prêtait de l'argent et faisait figure dans ce petit monde. Étrange fin, qui au premier regard semble plutôt celle d'un marchand que d'un poëte. Faut-il l'attribuer à cet instinct anglais qui met le bonheur dans la vie du campagnard et du propriétaire bien renté, bien apparenté, bien muni de confortable, qui jouit posément de sa respectabilité établie', de son autorité domestique et de son assiette départementale? Ou bien Shakspeare était-il, comme Voltaire, un homme de bon sens, quoique imaginatif de cervelle, gardant son jugement rassis sous les petillements de sa verve, prudent par scepticisme, économe par besoin d'indépendance, et capable, après avoir fait le tour des idées humaines, de décider avec Candide que le meilleur parti est de « cultiver son jardin ? » J'aime mieux supposer, comme l'indique sa pleine et solide tête, qu'à force d'imagination ondoyante il a, comme Goethe, échappé aux périls de l'imagination ondoyante, qu'en se figurant la passion, il parvenait comme Goethe à atténuer chez lui la passion, que la fougue ne faisait point explosion dans sa conduite parce qu'elle rencontrait un débouché dans ses vers, que son théâtre a préservé sa vie, et qu'ayant traversé par sympathie toutes les folies et toutes les misères de la vie humaine, il pouvait s'asseoir au milieu d'elles avec un calme et mélancolique sourire, écoutant pour s'en

1.

it mean?

He was a respectable man. A good word; what does He kept a gig. » Procès anglais. 2. Voy. ses portraits et surtout son buste.

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distraire la musique aérienne des fantaisies dont il se jouait'. Je veux supposer enfin que, pour le corps comme pour le reste, il était de sa grande génération et de son grand siècle, que chez lui comme chez Rabelais, Titien, Michel-Ange et Rubens, la solidité des muscles faisait équilibre à la sensibilité des nerfs; qu'en ce temps-là la machine humaine, plus rudement éprouvée et plus fermement bâtie, pouvait résister aux tempêtes de la passion et aux fougues de la verve, que l'âme et le corps se faisaient encore contre-poids, et que le génie était alors une floraison et non, comme aujourd'hui, une maladie. Sur tout cela on n'a que des conjectures, et si l'on veut connaître l'homme de plus près, c'est dans ses œuvres qu'il faut le chercher.

II

Cherchons donc l'homme, et dans son style. Le style explique l'œuvre; en montrant les traits principaux du génie, il annonce les autres. Une fois qu'on a saisi la faculté maîtresse, on voit l'artiste tout entier se développer comme une fleur.

Shakspeare imagine avec surabondance et avec excès; il répand les métaphores avec profusion sur tout ce qu'il écrit; à chaque instant, les idées abstraites se changent chez lui en images; c'est une

1. Voy. surtout ses dernières pièces : Tempest, Twelfth night.

série de peintures qui se déroule dans son esprit. Il ne les cherche pas, elles viennent d'elles-mêmes; elles se pressent en lui, elles couvrent les raisonnements, elles offusquent de leur éclat la pure lumière de la logique. Il ne travaille point à expliquer ni à prouver; tableau sur tableau, image sur image, il copie incessamment les étranges et splendides visions qui s'engendrent les unes les autres et s'accumulent en lui. Comparez à nos sobres écrivains cette phrase que je traduis au hasard dans un dialogue tranquille': «Chaque vie particulière est tenue de se garder contre le mal avec toute la force et toutes les armes de la pensée; à bien plus forte raison, l'âme de qui dépendent et sur qui reposent tant de vies. La mort de la majesté royale ne va pas seule. Comme un gouffre, elle entraîne après elle ce qui est près d'elle. C'est une roue massive fixée sur la cime de la plus haute montagne; à ses rayons énormes sont attachées et emmortaisées dix mille choses moindres. Quand elle tombe, chaque petite dépen dance, chaque mince annexe accompagne sa ruine bruyante. Quand le roi soupire, tout un monde gémit. » Voilà trois images coup sur coup pour ex

1. Hamlet, III, scène Iv.

2.

The single and peculiar life is bound,

With all the strength and armour of the mind,
To keep itself from 'noyance; but much more
That spirit, upon whose weal depend and rest
The lives of many. The cease of majesty
Dies not alone, but, like a gulf, doth draw
What's near it, with it: it is a massy wheel,
Fix'd on the summit of the highest mount,

primer la même pensée. C'est une floraison; une branche sort du tronc, et de celle-ci une autre; cette autre se multiplie par de nouveaux rameaux. Au lieu d'un chemin uni, tracé par une suite régulière de jalons secs et sagement plantés, vous entrez dans un bois touffu d'arbres entrelacés et de riches buissons, qui vous cachent et vous ferment la voie, qui ravissent et qui éblouissent vos yeux par la magnificence de leur verdure et par le luxe de leurs fleurs. Vous vous étonnez au premier instant, esprit moderne, affairé, habitué aux dissertations nettes de notre poésie classique; vous ressentez de la mauvaise humeur; vous pensez que l'auteur s'amuse, et que, par amour-propre et mauvais goût, il s'égare et vous égare dans les fourrés de son jardin. Point du tout; s'il parle ainsi, ce n'est point par choix, c'est par force; la métaphore n'est pas le caprice de sa volonté, mais la forme de sa pensée. Au plus fort de sa passion, il imagine encore. Quand Hamlet, désespéré, se rappelle la noble figure de son père, il aperçoit les tableaux mythologiques dont le goût du temps remplissait les rues. Il le compare au héraut Mercure, nouvellement descendu sur une colline qui baise le ciel '. » Cette apparition charmante, au

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To whose huge spokes ten thousand lesser things
Are mortis'd and adjoin'd, which, when it falls,
Each small annexment, petty consequence,
Attends the boist'rous ruin. Never alone
Did the king sigh, but with a general groan.

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milieu d'une sanglante invective, prouve que le peintre subsiste sous le poëte. Involontairement et hors de propos il vient d'écarter le masque tragique qui couvrait son visage, et le lecteur, derrière les traits contractés de ce masque terrible, découvre un sourire gracieux et inspiré qu'il n'attendait pas.

Il faut bien qu'une pareille imagination soit violente. Toute métaphore est une secousse. Quiconque involontairement et naturellement transforme une idée sèche en une image a le feu au cerveau; les vraies métaphores sont des apparitions enflammées qui rassemblent tout un tableau sous un éclair. Jamais, je crois, chez aucune nation d'Europe et en aucun siècle de l'histoire, on n'a vu de passion si grande. Le style de Shakspeare est un composé d'expressions forcenées. Nul homme n'a soumis les mots à une pareille torture. Contrastes heurtés, exagérations furieuses, apostrophes, exclamations, tout le délire de l'ode, renversement d'idées, accumulation d'images, l'horrible et le divin assemblés dans la même ligne, il semble qu'il n'écrive jamais une parole sans crier. - Qu'ai-je fait? dit la reine à son fils Hamlet....

.... Une action

modestie,

qui flétrit la grâce et la rougeur de la appelle la vertu hypocrite, ôte la rose au

beau front de l'innocent amour, et y met un ulcère, rend les vœux du mariage aussi faux que des serments de joueurs. Oh! une action pareille - arrache l'âme du corps des contrats, et fait de la douce religion - une rapsodie de phrases. La face du ciel s'enflamme de honte, — oui, et

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