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ment. Sa rime, pour les oreilles d'un Anglais, écarte à l'instant toute illusion théâtrale; on sent que les personnages qui parlent ainsi sont des mannequins sonores; il avoue lui-même que sa tragédie héroïque ne fait que mettre en scène des poëmes chevaleresques comme ceux de l'Arioste et de Spenser.

Des élans poétiques achèvent de ruiner toute vraisemblance. Reconnaissez-vous l'accent du drame dans cette comparaison d'épopée ? << Comme une belle tulipe opprimée par l'orage, frissonnante, se

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ferme, et plie ses bras de soie pour s'endormir, se courbe sous l'ouragan, toute pâle, et presque morte, pendant que le vent sonore chante autour de sa tête courbée, ainsi disparaît votre beauté voilée'. » — Quelle singulière entrée que ces concetti de Cortez qui débarque! « Dans quel climat fortuné sommes-nous jetés, si longtemps caché, si récemment connu, - comme si notre vieux monde s'était écarté par pudeur, pour venir ici secrètement accoucher d'un nouvel univers?? » Jugez combien ces plaques de couleur font contraste sur le sobre

1.

2.

As some fair tulip, by a storm oppress'd,
Shrinks up, and folds its silken arms to rest;
And bending to the blast, all pale and dead,
Hears from within the wind sing round its head:
So, shrouded up, your beauty disappears;
Unveil, my love, and lay aside your fears.
The storm that caus'd your fright is past and done.

(Conquest of Granada, part 1.)

On what new happy climats are we thrown,
Se long kept secret and so lately known?
As if our old world modestly withdrew

And here in private had brought forth a new.

(The Indian Emperor.)

dessin de la dissertation française. Ici les amoureux font assaut de métaphores. Là, un amant, pour vanter les beautés de sa maîtresse, dit que « des cœurs sanglants gisent palpitants dans sa main'. » A chaque page, des mots crus ou bas viennent salir la régularité du style noble. La pesante logique s'étale carrément dans les discours des princesses: « Deux si, dit Lyndaxara, font à peine une possibilité. » Dryden met son bonnet de gradué sur la tête de ces pauvres femmes. Ni lui ni ses personnages ne sont des gens bien élevés, maîtres de leur style; ils n'ont pris aux Français que le gros appareil du barreau et de l'école : ils ont laissé là l'éloquence unie, la diction modérée, l'élégance et la finesse. Tout à l'heure la grossièreté licencieuse de la Restauration perçait à travers le masque des beaux sentiments dont elle se couvrait; maintenant la rude imagination anglaise a crevé le moule oratoire où elle tâchait de s'enfermer.

Retournons le tableau. Dryden veut garder le fond du vieux drame anglais, et conserve l'abondance des événements, la variété des intrigues, l'imprévu des accidents et la représentation physique des actions

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Poor women's thoughts are all extempore.

Ces dames si logiciennes ont des grossièretés étranges: Lyndaxara dit à son amant qui la supplie de le rendre « heureux » :

If I make you so, you shall pay my price.

sanglantes ou violentes. Il tue autant que Shakspeare. Par malheur, tous les poëtes n'ont pas le droit de tuer. Quand on promène les spectateurs parmi les meurtres et les surprises, on a besoin de cent préparations secrètes. Supposez une sorte de verve et de folie romanesque, le style le plus osé, tout bizarre et poétique, des chansons, des peintures, des rêveries à haute voix, le franc dédain de toute vraisemblance, un mélange de tendresse, de philosophie et de moquerie, toutes les grâces fuyantes des sentiments nuancés, tous les caprices de la fantaisie bondissante la vérité des événements ne vous importera guère. Personne, devant Cymbeline ou As you like it. n'est politique ou historien; on ne prend point au sérieux ces courses d'armées, ces avénements de princes; on assiste à une fantasmagorie. On n'exige pas que les choses aillent selon les lois naturelles; au contraire, on exige volontiers qu'elles aillent contre les lois naturelles. La déraison en fait le charme. Il faut que ce nouveau monde soit tout imaginaire; s'il ne l'était qu'à demi, personne n'y voudrait monter. C'est pourquoi nous ne montons point dans celui de Dryden. Une reine qu'on détrône, puis qu'on rétablit à l'improviste; un tyran qui retrouve son fils perdu, se trompe, adopte une jeune fille à sa place; un jeune prince qui, mené au supplice, arrache l'épée d'un garde et reprend sa couronne, voilà les romans qui composent sa Reine vierge et son Mariage à la mode. On devine quel air ces dissertations classiques ont dans ce pêle-mêle; la solide raison rabat coup

sur coup l'imagination sur le pavé. On ne sait s'il s'agit d'un portrait ou d'une arabesque; on reste suspendu entre la vérité et la fantaisie; on voudrait monter au ciel ou descendre en terre, et l'on saute au plus vite hors de l'échafaudage maladroit où le poëte veut nous jucher.

D'autre part, quand Shakspeare veut, non plus éveiller un songe, mais imprimer une croyance, il nous dispose encore et par avance, mais d'une autre facon. Naturellement nous doutons en face d'une action atroce; nous devinons que les fers rougis qui vont brûler les yeux du petit Arthur sont des bâtons peints, et que les six drôles qui font le siége de Rome sont des figurants loués à trente sous par nuit. Contre cette défiance, il faut employer le style le plus naturel, l'imitation circonstanciée et crue des mœurs de corps de garde et de cabaret; je ne croirai à la sédition de Jack Cade qu'en entendant des paroles fangeuses de luxure bestiale et de stupidité populacière; il faut me montrer les quolibets, le gros rire, l'ivrognerie, les habitudes de boucher et de corroyeur, pour que je me figure un attroupement et une élection. Pareillement, dans les meurtres, faites-moi sentir la flamme des passions grondantes, l'accumulation de désespoir ou de haine qui ont lancé la volonté et roidi la main; quand les paroles effrénées, les soubresauts du délire, les cris convulsifs du désir exaspéré, m'auront fait toucher tous les liens de la nécessité intérieure qui a ployé l'homme et forgé le crime, je ne songerai plus à regarder si le couteau saigne,

parce que je sentirai en moi, et frémissante, la passion qui l'a manié. Est-ce que j'ai besoin de vérifier si Cléopatre est morte? Le singulier rire dont elle éclate quand on apporte le panier d'aspics, le brusque roidissement nerveux, le flux de paroles fiévreuses, la gaieté saccadée, les gros mots, le torrent d'idées dont elle déborde, m'ont déjà fait mesurer tout l'abîme du suicide1, et je l'ai prévu dès l'entrée. Cette furie d'imagination allumée par le climat et la toute-puissance, ces nerfs de femme, de reine et de courtisane, cet abandon extraordinaire de soi-même à toutes les fougues de l'invention et du désir, ces cris, ces larmes, cette écume aux lèvres, cette tempête d'injures, d'actions, d'émotions, cette promp

1.

He words me, girls, he words me, that I should not
Be noble to myself; but hark thee, Charmion....

Now, Iras, what think'st thou?

Thou, an Egyptian puppet, shalt be shown

In Rom, as well as I. Mechanic slaves,

With greasy aprons, rules and hammers, shall
Uplift us to the view....

Saucy lictors

Will catch at us like strumpets; and scald rhymers
Ballad us out o' tune; the quick comedians

Extemporally will stage us, and present

Our Alexandrian revels; Antony

Shall be brought drunken forth, and I shall see
Some squeaking Cleopatra boy my greatness

I' the posture of a whore....

Husband, I come;

Now to that name my courage prove my title!

I am fire and air; my other elements

I give to baser life. So, you have done!

Come then, and take the last warmth of my lips.

Farewell, kind Charmion- Iras, long farewell.
Dost thou not see my baby at my breast,
That sucks the nurse asleep?

Cette gaminerie amère de courtisane et d'artiste est sublime.

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