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gion, sur l'éducation, sur la philosophie. Leurs personnages ont cette justesse d'esprit, cette netteté de logique, cette élévation de jugement qui instituent dans l'homme des maximes arrêtées et l'empire de soi. On aperçoit dans leur voisinage les doctrines de Bossuet et de Descartes; la réflexion, aide en eux la conscience; l'habitude du monde y joint le tact et la finesse. La fuite des actions violentes et des horreurs physiques, la proportion et l'ordre de la fable, l'art de déguiser ou d'éviter les êtres grossiers ou trop bas, la perfection continue du style le plus mesuré et le plus noble, tout contribue à porter la scène dans une région sublime, et nous croyons à des âmes plus hautes en les voyant dans un air plus pur. Dans Dryden, peut-on y croire? Les personnages atroces ou infâmes viennent à chaque instant par leurs crudités nous rabattre dans leur fange. Maximin, ayant poignardé Placidius, s'assied sur son corps, le poignarde deux fois encore, et dit aux gardes : «< Amenez-moi l'impératrice et Porphyrius << morts; je veux braver le ciel une tête dans chaque <«< main'. » Nourmahal, repoussée par le fils de son mari, insiste quatre fois avec l'indécente pédanterie que voici : « Pourquoi ces scrupules contre un plai«sir où la nature rassemble toutes ses joies en une

1.

Bring me Porphyrius and my Empress dead,

I would brave Heav'n, in my each hand a head.

Il dit en mourant:

And shoving back this earth on which I sit,
I'll mount, and scatter all the gods I hit.

<< seule ? La promiscuité dans l'amour est la loi gé«nérale. Quels qu'aient été les premiers amants, un «< frère et une sœur furent le second couple'. » A l'instant l'illusion s'en va; on se croyait dans un salon de nobles personnages, on y trouve une prostituée folle et un sauvage ivre. Levez les masques : les autres ne valent guère mieux. Alméria, à qui l'on offre une couronne, répond insolemment : « Je la

prends non comme donnée par vous, mais comme « due à mon mérite et à ma beauté. » Indamora, à qui un vieux courtisan fait une déclaration d'amour, lui dit son fait avec une gloriole de parvenue et une grossièreté de servante: « Quand je ne serais << pas reine, avez-vous pesé ma beauté, ma jeunesse,

qui est dans sa fleur, et votre vieillesse qui est << dans sa décrépitude? » Nulle d'entre ces héroïnes ne sait se conduire; elles prennent l'impertinence pour la dignité, la sensualité pour la tendresse; elles

1.

And why this niceness to that pleasure shown,
Where Nature sums up all her joys in one....
Promiscuous love is Nature's general law;

For whosoever the first lovers were,

Brother and sister made the second pair,
And doubled by their love their piety....

You must be mine that you may learn to live.

Remarquez que cette furie, six vers plus loin, copie une réponse de Phèdre. Dryden a cru imiter Racine.

(Aurengzebe, acte IV, scène 1.)

I take this garland not as given by you,
But as my merit and my beauty due.

(The Indian Emperor.)

Were I no queen, did you my beauty weigh,
My youth in bloom, your age in its decay.

(Aurengzebe, acte II, scène i.)

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ont des abandons de courtisane, des jalousies de grisette, des petitesses de bourgeoise et des injures de harengère. Quant aux héros, ce sont les plus déplaisants des Fier-à-Bras. Léonidas, d'abord reconnu pour prince héréditaire, puis tout d'un coup abandonné, se console par cette réflexion modeste : « Il est vrai, je suis seul; mais Dieu l'était aussi avant de faire « le monde, et il était mieux servi par lui-même « que par la nature1. >> Parlerai-je du plus grand sonneur de fanfares, Almanzor, peint, dit Dryden lui-même, d'après Artaban, redresseur de torts, pourfendeur de bataillons, destructeur de monarchies? Ce ne sont que sentiments chargés, dévouements improvisés, générosités exagérées, emphase ronflante de chevalerie maladroite; au fond, les personnages sont des rustres et des barbares qui ont essayé de s'affubler de l'honneur français et de la politesse mondaine. Et telle est en effet cette cour: elle imite celle de Louis XIV comme un faiseur d'en

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So was the Godhead ere he made the world,

And better serv'd himself than serv'd by Nature.

....I have scene enough within

To exercise my virtue.

(Mariage à la mode, acte III, scène 11.)

2.

The Moors hare heaven and me to assist them....

I'll wistle thy tame fortune after me....

Il devient amoureux. Voici en quel style il parle de l'amour :

'Tis he; I feel him now in every part,

Like a new Lord he vaunts about my heart,
Surveys in state each corner of my reast.
While poor fierce I, that was, am dispossest.

(Almanzor.)

seignes copie un peintre. Elle n'a ni goût ni délicatesse, et s'en veut donner l'extérieur. Des entremetteurs et des dévergondées, des courtisans spadassins ou bourreaux qui vont voir éventrer Harrison ou qui mutilent Coventry, des filles d'honneur qui accouchent au bal, ou vendent aux planteurs les condamnés qu'on leur livre, un palais plein de chiens qui aboient et de joueurs qui crient, un roi qui en public lutte de gros mots avec ses maîtresses en chemise', voilà cet illustre monde; ils n'ont pris des façons françaises que le costume, et des sentiments nobles que les grands mots.

IV

Le second point digne d'imitation dans la tragédie classique est le style. A la vérité Dryden épure et éclaircit le sien en introduisant le raisonnement serré et les mots exacts. Il y a chez lui des disputes oratoires comme dans Corneille, des répliques lancées coup sur coup, symétriques, et comme un duel d'arguments. Il y a des maximes vigoureusement ramassées dans l'enceinte d'un vers unique, des distinctions, des développements, et tout l'art des bonnes plaidoiries. Il y a d'heureuses antithèses, des épithètes d'ornement, de belles comparaisons

1. Voir la chanson sur laquelle on danse la Zambra dans Al

manzor.

travaillées, et tous les artifices de l'esprit littéraire. Et ce qu'il y a de plus frappant, c'est qu'il abandonne le vers dramatique et national, qui est sans rime, ainsi que le mélange de prose et de vers commun à tous les anciens poëtes, pour rimer toute sa tragédie à la française, croyant inventer ainsi un nouveau genre, qu'il nomme heroic play. Mais, dans cette transformation, le bon périt, le mauvais reste. Car remarquez que la rime est chose différente chez des races différentes. Pour un Anglais elle ressemble à un chant, et le transporte à l'instant dans un monde idéal ou féerique. Pour un Français, elle n'est qu'une convention ou une convenance, et le transporte à l'instant dans une antichambre ou un salon; pour lui, c'est un costume d'ornement et rien qu'un costume; s'il gêne la prose, il l'anoblit; il impose le respect, non l'enthousiasme, et change le style roturier en style titré. D'ailleurs dans nos vers aristocratiques tout se tient. Toute pédanterie, tout appareil de logique en est exclu; rien de plus dés-agréable que la rouille scolastique à des gens bien élevés et délicats. Les images y sont rares, toujours soutenues; la poésie audacieuse, la vraie fantaisie, n'y ont point de place; ses éclats et ses écarts dérangeraient la politesse et le train régulier du monde. Les mots propres, le relief des expressions franches ne s'y trouvent pas; les termes généraux, toujours un peu effacés, conviennent bien mieux aux ménagements et aux finesses de la société choisie. Contre toutes ces règles, Dryden vient se heurter lourde

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