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veut le prendre pour témoin de son duel; il réfléchit un instant, prononce vingt phrases qui le dégagent, et, « sans faire le capitan, » laisse les spectateurs persuadés qu'il n'est point lâche. Armande l'injurie, puis se jette à sa tête; il essuie poliment l'orage, écarte l'offre avec la plus loyale franchise, et, sans essayer un seul mensonge, laisse les spectateurs persuadés qu'il n'est pas grossier1. Quand il aime Éliante qui préfère Alceste et qu'Alceste un jour peut épouser, il se propose avec une délicatesse et une dignité entières, sans s'abaisser, sans récriminer, sans faire tort à lui-même ou à son ami. Quand Oronte vient lui lire un sonnet, au lieu d'exiger d'un fat le naturel qu'il ne peut avoir, il le loue de ses vers convenus en phrases convenues, et n'a pas la maladresse d'étaler une poétique hors de propos. Il prend dès l'abord le ton des circonstances; il sent du premier coup ce qu'il faut dire ou taire, dans quelle mesure et avec quelles nuances, quel biais précis accommodera la vérité et la mode, jusqu'où il faut transiger ou résister, quelle fine limite sépare les bienséances et la flatterie, la véracité et la maladresse. Sur cette ligne étroite, il avance exempt d'embarras et de méprises, sans être jamais dérouté par les heurts ou les changements du contour, sans permettre au fin sourire de la politesse de quitter jamais ses lèvres, sans manquer une occasion d'ac

1. Voyez l'admirable tact et le sang-froid d'Eliante, d'Henriette et d'Elmire.

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cueillir par le rire de la belle humeur les balourdises de son voisin. C'est cette dextérité toute française qui concilie en lui l'honnêteté foncière et l'éducation mondaine; sans elle, il irait tout d'un côté ou tout de l'autre. C'est par elle qu'entre les roués et les prêcheurs la comédie trouve son héros..

Un tel théâtre peint une race et un siècle. Ce mélange de solidité et d'élégance appartient au dixseptième siècle et nous appartient. Le monde ne nous déprave point, il nous développe; ce n'étaient pas seulementles manières et l'intérieur qu'il polissait alors, mais encore les sentiments et les idées. La conversation provoquait la pensée; elle n'était pas un bavardage, mais un examen; avec l'échange des nouvelles, elle provoquait le commerce des réflexions. La théologie y entrait, et aussi la philosophie; la morale et l'observation du cœur en faisaient l'aliment quotidien. La science gardait sa seve et n'y perdait que ses épines. L'agrément recouvrait la raison sans l'étouffer. Nulle part nous ne pensons mieux qu'en société le jeu des physionomies nous excite; nos idées si promptes naissent en éclairs au choc des idées d'autrui. L'allure inconstante des entretiens s'accommode de nos soubresauts; le fréquent changement de sujets renouvelle notre invention; la finesse des mots piquants réduit les vérités en monnaie menue et précieuse, appropriée à la légèreté de notre main. Et le cœur ne s'y gâte pas plus que l'esprit. Le Français est de tempérament sobre, peu enclin aux brutalités d'ivrognes, à la jovialité violente, au

tapage des soupers sales; il est doux d'ailleurs, prévenant, toujours disposé à faire plaisir; il a besoin pour être à l'aise de ce courant de bienveillance et d'élégance que le monde forme et nourrit. Et là-dessus il érige en maximes ses inclinations tempérées et aimables; il se fait un point d'honneur d'être serviable et délicat. Voilà l'honnête homme, œuvre de la société dans une race sociable. Il n'en était pas ainsi en Angleterre. Les idées n'y naissent point dans l'élan de la causerie improvisée, mais dans la concentration des méditations solitaires; c'est pourquoi alors les idées manquaient. L'honnêteté n'y est pas le fruit des instincts sociables, mais le produit de la réflexion personnelle; c'est pourquoi alors l'honnêteté était absente. Le fonds brutal était resté, l'écorce seule était unie. Les façons étaient douces et les sentiments étaient durs; le langage était étudié, les idées étaient frivoles. La pensée et la délicatesse d'âme étaient rares, les talents et l'esprit disert étaient fréquents. On y rencontrait la politesse des formes, non celle du cœur; ils n'avaient du monde que la convention et les convenances, l'étourderie et l'étourdissement.

VII

Les comiques peignent ces vices et les ont. Quelque chose s'en répand sur leur talent et sur leur théâtre. L'art y manque, et la philosophie aussi. Les

écrivains ne vont pas vers une idée générale, et ils ne vont pas par le chemin le plus droit. Ils composent mal, et s'embarrassent de matériaux. Leurs pièces ont communément deux intrigues entre-croisées, visiblement distinctes', réunies pour amonceler les événements, et parce que le public a besoin d'un surcroît de personnages et d'action. Ils veulent un gros courant d'actions tumultueuses pour remuer leurs sens épais; ils font comme les Romains, qui fondaient en une seule plusieurs pièces attiques. Ils s'ennuient de la simplicité de l'action française, parce qu'ils n'ont pas la finesse du goût français. Leurs deux séries d'actions se confondent et se heurtent. On ne sait où l'on va; à chaque instant, on est détourné de son chemin. Les scènes sont mal liées; elles changent vingt fois de lieu. Quand l'une commence à se développer, un déluge d'incidents vient l'interrompre. Les conversations parasites traînent entre les événements. On dirait d'un livre où les notes sont pêle-mêle entrées dans le texte. Il n'y a pas de plan véritablement calculé et rigoureusement suivi; ils se sont donné un canevas, et en écrivent les scènes au fur et à mesure, à peu près comme elles viennent. La vraisemblance n'est pas bien gardée; il y a des déguisements mal arrangés, des folies mal simulées, des mariages de paravent, des attaques de brigands dignes de l'opéra-comique. C'est que pour

1. Dryden s'en vante. Il y a toujours chez lui une comédie complète amalgamée grossièrement avec une tragédie complète.

atteindre l'enchaînement et la vraisemblance, il faut partir de quelque idée générale; une conception de l'avarice, de l'hypocrisie, de l'éducation des femmes, de la disproportion en fait de mariage, arrange et lie par sa vertu propre les événements qui peuvent la manifester. Ici cette conception manque. Congreve, Farquhar, Vanbrugh ne sont que des gens d'esprit et non des penseurs. Ils glissent à la surface des choses, ils n'y pénètrent pas. Ils jouent avec les personnages. Ils visent au succès, à l'amusement. Ils esquissent des caricatures, ils filent vivement la conversation futile et frondeuse; ils heurtent les répliques, ils lancent les paradoxes; leurs doigts agiles manient et escamotent les événements en cent façons ingénieuses et imprévues. Ils ont de l'entrain, ils abondent en gestes, en ripostes; le va-et-vient du théâtre et la verve animale font autour d'eux comme un petillement. Néanmoins tout ce plaisir reste à fleur de peau; on n'a rien vu du fonds éternel et de la vraie nature de l'homme; on n'emporte aucune pensée; on a passé une heure, et voilà tout; le divertissement vous laisse vide, et n'est bon que pour occuper des soirées de coquettes et de fats.

Ajoutez que ce plaisir n'est pas franc; il ne ressemble point au bon rire de Molière. Dans le comique anglais, il y a toujours un fonds d'âcreté. On l'a vu, et de reste, chez Wycherley; les autres, quoique moins cruels, raillent âprement. Leurs personnages, par plaisanterie, échangent des duretés; ils

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