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avec eux un tambour et des trompettes qui font un vacarme d'enfer. Morose s'enfuit au grenier, met vingt bonnets de nuit sur sa tête, se bouche les oreilles. Les convives crient : « Battez, tambours, sonnez, trompettes. Nunc est bibendum, nunc pede libero. » « Misérables, crie Morose, assassins, fils du diable et traîtres, que faites-vous ici? » La fête va croissant. Le capitaine Otter, à moitié gris, dit du mal de sa femme, qui tombe sur lui et le rosse d'importance. Les coups, les cris, les sons, les éclats de rire retentissent comme un tonnerre. C'est la poésie du tintamarre. Il y a de quoi ébranler les rudes nerfs et soulever d'un rire inextinguible les puissantes poitrines des compagnons de Drake et d'Essex. << Coquins, chiens d'enfer, stentors! Ils ont fait éclater mon toit, mes murs et toutes mes fenêtres avec leurs gosiers d'airain'. » Morose se jette sur eux avec sa longue épée, casse les instruments, chasse les musiciens, disperse les conviés au milieu d'un tumulte inexprimable, grinçant les dents, les yeux hagards. Là-dessus, on lui dit qu'il est fou, et l'on disserte devant lui sur sa maladie. « Ce mal s'appelle en grec pavía, en latin insania, furor, vel ecstasis melancholica, c'est-à-dire egressio, quand un homme ex melancholico evadit fanaticus. Mais il se pourrait bien qu'il ne fût encore que phreneticus,

1. Rogues, hell-honds, Stentors!... They have rent my roof, walls, and all my windows as under, with their brazen throats. (Acte IV, scène 11.)

2. Comparez M. de Pourceaugnac, dans Molière.

madame; et la phrenesis n'est que le delirium ou à peu près. » On examine les livres qu'il faudra lui lire tout haut pour le guérir. On ajoute, en manière de consolation, que sa femme parle en dormant, et « ronfle plus fort qu'un marsouin. » — - « O! ô! ô misère!» crie le pauvre homme. « Mon neveu, sauvezmoi! Comment pourrai-je obtenir le divorce? » Sir Dauphine choisit deux fripons qu'il déguise, l'un en ecclésiastique, l'autre en légiste, qui se lancent à la tête des termes latins de droit civil et de droit canonique, qui expliquent à Morose les douze cas de nullité, qui font tinter à ses oreilles, coup sur coup, les mots les plus rébarbatifs de leur grimoire, qui se querellent, et qui font à eux deux autant de bruit qu'une paire de cloches dans un clocher. Sur leur conseil, il se déclare impuissant. Les assistants proposent de le berner dans une couverture; d'autres demandent la vérification immédiate. Chute sur chute, honte sur honte, rien ne lui sert; sa femme déclare qu'elle consent à le garder tel qu'il est. Le légiste propose une autre voie légale; Morose obtiendra le divorce en prouvant que sa femme est infidèle. Deux chevaliers vantards qui sont là, déclarent qu'ils ont été ses amants. Morose, transporté, se jette à leurs genoux et les embrasse. Épicone pleure, et l'on croit Morose délivré. Tout à coup le légiste décide que le moyen ne vaut rien, l'infidélité

ayant été commise avant le mariage. « Oh! ceci est le pire des pires malheurs, que le pire des diables eût pu inventer. Épouser une prostituée, et tant de

bruit!» Voilà Morose déclaré impuissant et mari trompé, sur sa propre requête, aux yeux de tout le monde, et, de plus, marié à perpétuité. Sir Dauphine intervient en coquin habile et en dieu secourable. << Donnez-moi cinq cents guinées de rente, mon cher oncle, et je vous délivre. » Morose signe la donation avec ravissement; et son neveu lui montre qu'Épicœne est un jeune garçon déguisé. Ajoutez à cette farce entraînante les rôles bouffons des deux chevaliers lettrés et galants, qui, après s'être vantés de leur bravoure, reçoivent avec reconnaissance, et devant les dames, des nasardes et des coups de pied'. Jamais on n'a mieux excité le gros rire physique. A cette large gaieté brutale, à ce débordement de verve bruyante, vous reconnaissez le robuste convive, le puissant buveur qui engloutissait des torrents de vin des Canaries et faisait trembler les vitres de la Sirène par les éclats de sa bonne hu

meur.

IV

Il n'a pas été au delà; il n'était pas philosophe comme Molière, capable de saisir et de mettre en scène les principaux moments de la vie humaine, l'éducation, le mariage, la maladie ou les principaux caractères de son pays et de son siècle, le cour

1. Polichinelle dans le Malade imaginaire, Géronte dans Scapin.

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tisan, le bourgeois, l'hypocrite, l'homme du monde1. Il est resté au-dessous, dans la comédie d'intrigue', dans la peinture des grotesques, dans la représentation des ridicules trop temporaires ou des vices trop généraux'. Si quelquefois, comme dans l'Alchimiste, il a réussi par la perfection de l'intrigue et la vigueur de la satire, il a échoué le plus souvent par la pesanteur de son travail et le manque d'agrément comique. Le critique en lui nuit à l'artiste; ses calculs littéraires lui ôtent l'invention spontanée; il est trop écrivain et moraliste; il n'est pas assez mime et acteur. Mais il se relève d'un autre côté ; car il est poëte; presque tous les écrivains, les prosateurs, les prédicateurs eux-mêmes le sont en ce temps-là. La fantaisie surabonde, et aussi le sentiment des couleurs et des formes, le besoin et l'habitude de jouir par l'imagination et par les yeux. Plusieurs pièces de Jonson, l'Entrepôt des Nouvelles, les Fêtes de Cynthia, sont des comédies fantastiques et allégoriques, comme celles d'Aristophane. Il s'y joue à travers le réel et au delà du réel, avec des personnages qui ne sont que des masques de théâtre, avec des abstractions changées en personnes, avec des bouffonneries, des décorations, des danses, de la musique, avec de jolis et riants caprices d'ima

1. Ecole des Femmes, Tartuffe, Misanthrope, Bourgeois gentilhomme, Malade imaginaire, Georges Dandin.

2. Analogue aux Fourberies de Scapin.

3. Analogue aux Fâcheux.

4. Analogue aux Précieuses.

5. Analogue aux pièces de Destouches.

gination pittoresque et sentimentale. Par exemple, dans les Fêtes de Cynthia, trois enfants arrivent, se disputant le manteau de velours noir que d'ordinaire l'acteur met pour dire le prologue. Ils le tirent au sort; l'un des perdants, pour se venger, annonce d'avance au public tous les événements de la pièce. Les autres l'interrompent à chaque phrase, lui mettent la main sur la bouche, et tour à tour, prenant le manteau, entament la critique des spectateurs et des auteurs. Ce jeu d'enfants, ces gestes, ces éclats de voix, cette petite querelle amusante ôtent au public son sérieux, et le préparent aux bizarreries qu'il va voir.

Nous sommes en Grèce, dans la vallée de Gargaphie, où Diane' veut donner une fête solennelle. Mercure et Cupidon y sont descendus, et commencent par se quereller. « Mon léger cousin, aux talons emplumés, qui êtes-vous, sinon l'entremetteur de mon oncle Jupiter? le laquais qu'il charge de ses commissions, qui, de sa langue bien pendue, va chuchoter des messages d'amour aux oreilles des filles libres de leur corps? qui chaque matin balaye la salle à manger des dieux, et remet en place les coussins qu'ils se jetteront le soir à la tête"? » Voilà des dieux de bonne humeur. Écho, réveillée par Mercure, pleure le beau jeune homme « qui, main

1. Entendez la reine Élisabeth.

2. My light-feather-heel'd coz, what are you any more than my uncle Jove's pander? a lacquey that runs on errands for him and can whisper a light message to a loose wench, with

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