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les

plus solides, comme vous diriez boucles d'oreilles, diamants, brillants et belles guinées de Dieu; les belles s'en accommodaient, comme si cela fût venu de plus loin1. » Les intrigues trottent, Dieu sait combien et lesquelles. Naturellement aussi la conversation va son train. On développe tout haut les aventures de Mlle Warmestré la dédaigneuse, qui, surprise apparemment pour avoir mal compté, prend la liberté d'accoucher au milieu de la cour. » On se répète tout bas les tentatives de Mlle Hobart, l'heureux malheur de Mlle Churchill, qui, étant fort laide, mais ayant eu l'esprit de tomber de cheval, toucha yeux et le cœur du duc d'York. Le chevalier de Grammont conte au roi l'histoire de Termes ou de l'aumônier Poussatin; tout le monde quitte le bal pour venir l'écouter, et le conte fait, chacun rit à se tenir les côtes. Vous voyez que si ce monde n'est pas celui de Louis XIV, c'est néanmoins le monde, et que s'il a plus d'écume, il va du même courant. Le grand objet y est aussi de s'amuser et de paraître. On veut être homme à la mode; un habit rend célèbre Grammont est tout désolé quand la coquinerie de son valet l'oblige à porter deux fois le même. Tel autre se pique de faire des chansons, de bien jouer de la guitare. « Russell avait un recueil de deux ou trois cents contredanses en tablature, qu'il dansait toutes à livre ouvert. » Jermyn est connu pour ses bonnes fortunes. « Un gentilhomme,

1. Grammont.

dit Etheredge, doit s'habiller bien, danser bien, faire bien des armes, avoir du talent pour les lettres d'amour, une voix de chambre agréable, être trèsamoureux, assez discret, mais point trop constant.»> Voilà déjà l'air de cour tel qu'il dura chez nous jusque sous Louis XVI. Avec de pareilles mœurs, la parole remplace l'action. La vie se passe en visites, en entretiens. L'art de causer devient le premier de tous; bien entendu, il s'agit de causer agréablement, pour employer une heure, sur vingt sujets en une heure, toujours en glissant, sans jamais enfoncer, de telle façon que la conversation ne soit pas un travail, mais une promenade. Au retour, elle continue par des lettres qu'on écrit le soir, par des madrigaux ou des épigrammes qu'on lira le matin, par des tragédies de salon ou des parodies de société. Ainsi naît une littérature nouvelle, œuvre et portrait du monde qui l'a pour public et pour modèle, qui en sort et y aboutit.

II

Encore faut-il qu'ils sachent causer, et ils commencent à l'apprendre. Une révolution s'est faite dans l'esprit comme dans les mœurs. En même temps que les situations reçoivent un nouveau tour, la pensée prend une nouvelle forme. La Renaissance finit, l'âge classique s'ouvre, et l'artiste fait place à l'écrivain. L'homme revient de son premier voyage

autour des choses; l'enthousiasme, le trouble de l'imagination soulevée, le fourmillement tumultueux des idées neuves, toutes les facultés qu'éveille une première découverte se sont contentées, puis affaissées. Leur aiguillon s'est émoussé parce que leur œuvre s'est faite. Les bizarreries, les profondes percées, l'originalité sans frein, les irruptions toutes-puissantes du génie lancé au centre de la vérité à travers les extrêmes folies, tous les traits de la grande invention ont disparu. L'imagination se tempère; l'esprit se discipline il revient sur ses pas; il parcourt une seconde fois son domaine avec une curiosité calmée, avec une expérience acquise. Il se déjuge et se corrige. Il trouve une religion, un art, une philosophie à reformer et à réformer. Il n'est plus propre à l'intuition inspirée, mais à la décomposition régulière. Il n'a plus le sentiment ou la vue de l'ensemble; il a le tact et l'observation des parties. Il choisit et il classe; il épure et il ordonne. Il cesse d'être créateur, il devient discoureur. Il sort de l'invention, il s'asseoit dans la critique. Il entre dans cet amas magnifique et confus de dogmes et de formes où l'âge précédent a entassé pêle-mêle les rêveries et les découvertes; il en retire des idées qu'il adoucit et qu'il vérifie. Il les range en longues chaînes de raisonnements aisés qui descendent anneau par anneau jusqu'à l'intelligence du public. Il les exprime en mots exacts, qui offrent leur série graduée, échelon par échelon, à la réflexion du public. I institue dans tout le champ de la pensée une suite de

compartiments et un réseau de routes qui, empêchant toute erreur et tout écart, mènent insensiblement tout esprit vers tout objet. Il atteint la clarté, la commodité, l'agrément. Et le monde l'y aide; les circonstances rencontrées achèvent la révolution naturelle; le goût change par sa propre pente, mais aussi par l'ascendant de la cour. Quand la conversation devient la première affaire de la vie, elle façonne le style à son image et selon ses besoins. Elle en chasse les écarts, les images excessives, les cris passionnés, toutes les allures décousues et violentes. On ne peut pas crier, gesticuler, rêver tout haut dans un salon on s'y contient; les gens s'y critiquent et s'y observent; le temps s'y passe à conter et à discuter; il y faut des expressions nettes, un langage exact, des raisonnements clairs et suivis; sinon, on ne peut escarmoucher ni s'entendre. Le style correct, la bonne langue, le discours y naissent d'eux-mêmes, et ils s'y perfectionnent bien vite; car le raffinement est le but de la vie mondaine; on s'étudie à rendre toutes les choses plus jolies et plus commodes, les meubles comme les mots, les périodes comme les ajustements. L'art et l'artifice y sont la grande marque. On se pique de savoir parfaitement sa langue, de ne jamais manquer au sens exact des termes, d'écarter les expressions roturières, d'aligner les antithèses, d'employer les développements, de pratiquer la rhétorique. Rien de plus que le contraste des conversations de Shakspeare et de Fletcher, mises en regard de celles de Wycherley

fort

et de Congreve. Chez Shakspeare, les entretiens ressemblent à des assauts; yous croiriez voir des artistes qui s'escriment de mots et de gestes dans une salle d'armes. Ils bouffonnent, ils chantent, ils songent tout haut, ils éclatent en rires, en calembours, en paroles de poissardes et de poëtes, en bizarreries recherchées; ils ont le goût des choses saugrenues, éclatantes; tel danse en parlant; volontiers ils marcheraient sur leurs mains; il n'y a pas un grain de calcul et il y a plus de trois grains de folie dans leurs têtes. Ici les gens sont posés; ils dissertent ou disputent; le raisonnement est le fond de leur style; ils sont si bien écrivains qu'ils le sont trop, et qu'on voit à travers eux l'auteur occupé à combiner des phrases. Ils arrangent des portraits, ils redoublent des comparaisons ingénieuses, ils balancent des périodes symétriques. Tel personnage débite une satire, tel autre compose un petit essai de morale. On tirerait des comédies du temps un volume de sentences; elles sont pleines de morceaux littéraires qui annoncent déjà le Spectator'. Ils recherchent l'expression adroite et heureuse, ils habillent les choses hasardées avec des mots convenables, ils glissent prestement sur la glace fragile des bienséances et la rayent sans la briser. Je vois des gentilshommes, assis sur des fauteuils dorés, fort calmes d'esprit, fort étudiés dans leurs paroles, observateurs froids, sceptiques diserts, experts en ma

1. Voyez, par exemple, dans le Beaux Stratagem (Farquhar), act. II, sc. 11, le Beau à l'Église.

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