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arriver à la satire haineuse. L'effort et l'animosité se marquent dans tout ce qu'il dit et fait dire. C'est un Hobbes, non pas méditatif et tranquille comme l'autre, mais actif et irrité, qui ne voit que du vice dans l'homme, et se sent homme jusqu'au fond. Le seul travers qu'il repousse, c'est l'hypocrisie; le seul devoir qu'il prescrive, c'est la franchise. Il veut que les autres avouent leur vice, et il commence par avouer le sien. «< Quoique je ne sache pas mentir "comme les poëtes, dit-il, je suis aussi vain « qu'eux; »> puis, parlant de sa reconnaissance :

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Voilà, madame, la gratitude des poëtes, qui, en «<bon anglais, n'est qu'orgueil et ambition'. » Chez lui, nulle poésie d'expression, nulle conception d'idéal, nul établissement de morale qui puisse consoler, relever ou épurer les hommes. Il les parque dans leur perversité et dans leur ordure, et s'y installe avec eux. Il leur montre les vilenies du basfond où il les confine; il veut qu'ils respirent cette fange; il les y enfonce, non pour les en dégoûter comme d'une chute accidentelle, mais pour les y accoutumer comme à une assiette naturelle. Il arrache les compartiments et les ornements par lesquels ils essayent de couvrir leur état ou de régler leur désordre. Il s'amuse à les faire battre, il se complaît dans le tapage des instincts déchaînés;

1. Though I cannot lie like them, I am as vain as they; I cannot but public ly give your Grace my humble acknowledgments.... This is the poet's gratitude, which in plain english is only pride and ambition.

il aime les retours violents du pêle-mêle humain, l'embrouillement des méchancetés, la dureté des meurtrissures. Il déshabille les convoitises, il les fait agir tout au long, il les ressent par contrecoup, et, tout en les jugeant nauséabondes, il les savoure. En fait de plaisir, on prend ce qu'on trouve les ivrognes de barrière, à qui l'on demande comment ils peuvent aimer leur vin bleu, répondent qu'il soûle tout de même et qu'ils n'ont que cela d'agrément.

Qu'on puisse oser beaucoup dans un roman, on le comprend. C'est une œuvre de psychologie, voisine de la critique et de l'histoire, ayant des libertés presque égales, parce qu'elle contribue presque également à exposer l'anatomie du cœur'. Il faut bien qu'on puisse représenter les maladies morales, surtout lorsqu'on le fait pour compléter la science, froidement, exactement, et en style de dissection. Un tel livre de sa nature est abstrait: il se lit dans un cabinet, sous la lampe. Mais transportez-le sur le théâtre, empirez ces scènes d'alcôve, réchauffezles par des scènes de mauvais lieux, donnez-leur un corps par les gestes et les paroles vibrantes des actrices; que les yeux et tous les sens s'en remplissent, non pas les yeux d'un spectateur isolé, mais ceux de mille hommes et femmes confondus dans le parterre, irrités par l'intérêt de la fable, par la précision de l'imitation littérale, par le ruissellement

1. Madame Bovary, par G. Flaubert.

des lumières, par le bruit des applaudissements, par la contagion des impressions qui courent comme un frisson par tous les nerfs excités et tendus! Voilà le spectacle qu'à fourni Wycherley et qu'a goûté cette cour. Est-il possible qu'un public, et un public de choix, soit venu écouter de pareilles scènes? Dans l'Amour au bois, à travers les complications de rendez-vous nocturnes et de viols acceptés ou commencés, on voit un bel esprit, Dapperwitt, qui veut vendre Lucy, sa maîtresse, à un beau gentilhomme du temps, Ranger. Il la vante, avec quels détails! Il frappe à sa porte; l'acheteur cependant s'impatiente et le traite comme un nègre. La mère ouvre, veut vendre Lucy pour elle-même et à son profit, les injurie et les renvoie. On amène alors un vieil usurier puritain et hypocrite, Gripe, qui d'abord ne veut pas financer. «< Payez donc à dîner! » Il donne un groat pour un gâteau et de l'ale'. L'entremetteuse se récrie, il lâche une couronne. « Mais pour les rubans, les pendants d'oreille, les « bas, les gants, la dentelle et tout ce qu'il faut à la « pauvre petite. » Il se débat. Allons! une demi

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guinée. - «Une demi-guinée! » dit la vieille. « Je t'en prie, va-t'en; prends l'autre guinée aussi, « deux guinées, trois guinées, cinq; voilà, c'est

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You must send for something to entertain her.... Upon my life! A groat! what will this purchase?

GRIPE.

Two black pots of ale and a cake, at the cellar. Come, the wine has arsenic in it.

« tout ce que j'ai. Il me faut aussi ce grand an<«< neau à cachet, ou je ne bouge pas1! » Elle s'en va enfin, ayant tout extorqué, et Lucy fait l'innocente, semble croire que Gripe est un maître à danser, et lui demande sa leçon. Ici quelle scène et quelles équivoques! Enfin elle crie, la mère et des gens apostés enfoncent la porte; Gripe est pris au piége, on le menace d'appeler le constable, on lui escroque cinq cents livres sterling. - Faut-il conter le sujet de l'Épouse campagnarde? On a beau glisser, on appuie trop. Horner, gentilhomme qui revient

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Why don't you go? Here, take more money, and fetch what you will; take here, half-a-crown.

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Pendants, necklaces, fans, ribbons, points, laces, stockings, gloves....

GRIPE.

But here, take half a piece for the other things.

Half a piece!

MISTRESS JOYNER.

GRIPE.

Prithee, begone; take t'other piece then-two pieces-three piecesfive-three; 'tis all I have.

MISTRESS JOYNER.

I must have the broad-seal ring, too, or I stir not.

de France, répand le bruit qu'il ne peut plus faire tort aux maris. Vous devinez ce qu'entre les mains de Wycherley une pareille donnée peut fournir, et il en tire tout ce qu'elle contient. Les femmes causent de son état, et devant lui; elles se font détromper par lui, et s'en vantent. Il y en a trois qui viennent chez lui, font ripaille, boivent, chantent, et quelles chansons! C'est le débordement de l'orgie qui triomphe, se décerne elle-même la couronne et s'étale en maximes. «Notre vertu, dit l'une d'elles, « est comme la conscience de l'homme d'État, la pa« role du quaker, le serment du joueur, l'honneur du grand seigneur rien qu'une grimace pour duper ceux qui se fient à nous. » A la dernière scène, les soupçons éveillés se calment sur une nouvelle déclaration de Horner. Tous les mariages sont salis, et ce carnaval finit par une danse des maris trompés. Pour comble, Horner propose au public son exemple, et l'actrice qui vient dire l'épilogue achève l'ignominie de la pièce en avertissant les faux galants qu'ils aient à se bien tenir, et que s'ils peuvent duper les hommes, « ce n'est pas aux "femmes qu'on en peut donner à garder1. »

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Mais ce qui est véritablement unique, et le plus extraordinaire des signes de ce temps, c'est qu'au milieu de ces provocations nulle circonstance repoussante n'est omise, et que le conteur semble

1. Il faut lire cet épilogue, pour voir quelles paroles et quels détails on osait mettre dans la bouche d'une actrice.

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