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Milton, pour prouver qu'on peut faire mourir un roi, cite Oreste, les lois de Publicola et la mort de Néron. Son histoire d'Angleterre est l'amas de toutes les traditions et de toutes les fables. En toute circonstance, il offre pour preuve un texte de l'Écriture; son audace est de se montrer grammairien hardi, commentateur héroïque. Il est aveuglément protestant comme d'autres sont aveuglément catholiques. Il laisse à la chaîne la haute raison, mère des principes; il n'a délivré que la raison subordonnée, interprète des textes. Pareil aux créatures énormes demi-formées, enfants des premiers âges, il est encore à moitié homme et à moitié limon.

Est-ce ici que nous rencontrerons la politesse? C'est la dignité élégante qui répond à l'injure par l'ironie calme, et respecte l'homme en transperçant la doctrine. Milton assomme grossièrement son adversaire. Un pédant hérissé, né de l'accouplement d'un lexique grec et d'une grammaire syriaque, Saumaise avait dégorgé contre le peuple anglais un vocabulaire d'injures et un in-folio de citations. Milton lui répondit du même style: il l'appela <«< histrion, charlatan, professeur d'un sou ', cuistre payé, homme de rien, coquin, être sans cœur, scélérat, imbécile, sacrilége, esclave digne des verges et de la fourche. » Le dictionnaire des gros mots latins y passa. « Toi qui sais tant de langues, qui parcours tant de volumes, qui en écris tant, tu

1. Professor triobolaris.

n'es pourtant qu'un âne. » Trouvant l'épithète jolie, il la répéta et la sanctifia: « O le plus bavard des ânes, tu arrives monté par une femme, assiégé par les têtes guéries des évêques que tu avais blessés, petite image de la grande bête de l'Apocalypse! » Il finit par l'appeler bête féroce, apostat et Diable: « Ne doute pas que tu ne sois réservé à la même fin que Judas, et que, poussé par le désespoir plutôt que par le repentir, dégoûté de toi-même, tu ne doives un jour te pendre, et, comme ton émule, crever par le milieu du ventre'. » On croit entendre les mugissements de deux taureaux.

Ils en avaient la férocité. Milton haïssait à plein cœur. Il combattit de la plume, comme les côtes-defer de l'épée, pied à pied, avec une rancune concentrée et une obstination farouche. Les évêques et le roi payaient alors onze années de despotisme. Chacun se rappelait les bannissements, les confiscations, les supplices, la loi violée systématiquement et sans relâche, la liberté du sujet assiégée par un complot soutenu, l'idolâtrie épiscopale imposée aux consciences chrétiennes, les prédicateurs fidèles chassés dans les déserts de l'Amérique ou livrés au bour

1. Saumaise disait de la mort du roi : « Horribilis nuntius « aures nostras atroci vulnere, sed magis mentes perculit. » — Milton répond: « Profecto nuntius iste horribilis aut gladium << multo longiorem eo quem strinxit Petrus habuerit oportet, aut << aures istæ auritissimæ fuerint, quas tam longinquo vulnere << perculerit. >>

« Oratorem tam insipidum et insulsum ut ne ex lacrymis quidem ejus mica salis exiguissima possit exprimi. »

<< Salmasius nova quadam metamorphosi salmacis factus est. »

reau et au pilori'. De tels souvenirs, tombant sur des âmes puissantes, imprimèrent en elles des haines inexpiables, et les écrits de Milton témoignent d'un acharnement que nous ne connaissons plus.

1. Je transcris un de ces griefs et une de ces plaintes. Le le lecteur jugera par la grandeur des outrages de la grandeur des ressentiments :

L'humble pétition du docteur Alexandre Leighton, prisonnier dans la Flotte.

« Il remontre humblement :

«Que le 17 février 1630 il fut appréhendé, revenant du sermon, par un mandat de la haute commission, et traîné le long des rues avec des haches et des bâtons jusqu'à la prison de Londres. Que le geôlier de Newgate, étant appelé, lui mit les fers et l'emmena de haute force dans un trou à chien, infect et tombant en ruine, plein de rats et de souris, n'ayant de jour que par un petit grillage, le toit étant effondré, de sorte que la pluie et la neige battaient sur lui; n'ayant point de lit, ni de place pour faire du feu, hormis les ruines d'une vieille cheminée qui fumait dans ce lamentable endroit, il fut enfermé environ quinze semaines, personne n'ayant permission de venir le voir, jusqu'à ce qu'enfin sa femme seule fut admise. Que le quatrième jour après son emprisonnement, le poursuivant, avec une grande multitude, vint dans sa maison pour chercher des livres de jésuites, et traita sa femme d'une façon si barbare et si inhumaine qu'il a honte de la raconter, qu'ils dépouillèrent toutes les chambres et toutes les personnes, portant un pistolet sur la poitrine d'un enfant de cinq ans et le menaçant de le tuer s'il ne découvrait les livres.... Que pour lui il fut malade, et, dans l'opinion de quatre médecins, empoisonné, parce que tous ses cheveux et sa peau tombèrent. - Qu'au plus fort de cette maladie la cruelle sentence fut prononcée contre lui et exécutée le 26 novembre, où il reçut sur son dos nu trente-six coups d'une corde à trois brins, ses mains étant liées à un poteau. Qu'il fut debout près de deux heures au pilori par le froid et par la neige, puis marqué d'un fer rouge au visage, le nez fendu et les oreilles coup es. Qu'après cela il fut emmené par eau à la Flotte et enfermé dans une chambre telle qu'il y fut toujours malade et au bout de huit ans jeté dans la prison commune. » Il avait soixantedouze aus. (Neal, History of the Puritans, II, 19.)

L'impression que laisse son Iconoclaste est accablante. Phrase par phrase, durement, amèrement, le roi est réfuté et accusé jusqu'au bout, sans que l'accusation fléchisse une seule minute, sans qu'on accorde à l'accusé la moindre bonne intention, la moindre excuse, la moindre apparence de justice, sans que l'accusateur s'écarte et se repose un instant dans des idées générales. C'est un combat corps à corps, où tout mot porte coup, prolongé, obstiné, sans élan, sans faiblesse, d'une inimitié âpre et fixe, où l'on ne songe qu'à blesser fort et à tuer sûrement. Contre les évêques, qui étaient vivants et puissants, sa haine s'épancha plus violemment encore, et l'âcreté des métaphores venimeuses suffit à peine à l'exprimer. Milton les montra « étalés et se chauffant au soleil de la richesse et de l'avancement » comme une couvée de reptiles impurs. << La lie empoisonnée de leur hypocrisie, mêlée en une masse pourrie avec le levain aigri des traditions humaines, est l'œuf de serpent d'où éclora quelque part un antechrist aussi difforme que la tumeur qui le nourrit. »

Tant de grossièretés et de balourdises étaient

1. Réponse au Portrait royal, ouvrage attribué au roi, en faveur du roi.

2. The sour leaven of human traditions mixed in one putrified mass with the poisonous dregs of hypocrisie in the heart of Prelates that lie basking in the sunny warmth of wealth and promotion, is the serpent's egg that will hatch an antechrist wheresoever, and ingender the same monster as big or little as the lump is which breeds him (p. 268).

comme une cuirasse extérieure, indice et défense de la force et de la vie surabondantes qui remplissaient ces membres et ces poitrines de lutteurs. Aujourd'hui l'esprit, plus délié, est devenu plus débile; les convictions, moins roides, sont devenues moins fortes. L'attention, délivrée de la scolastique pesante et de la Bible tyrannique, s'est trouvée plus molle. Les croyances et les volontés, dissoutes par la tolérance universelle et par les mille chocs contraires des idées multipliées, ont engendré le style exact et fin, instrument de conversation et de plaisir, et chassé le style poétique et rude, arme de guerre et d'enthousiasme. Si nous avons effacé chez nous la férocité et la sottise, nous avons diminué chez nous la force et la grandeur.

La force et la grandeur éclatent chez Milton, étalées dans ses opinions et dans son style, sources de sa croyance et de son talent.

Cette superbe raison aspirait à se déployer sans entraves; elle demanda que la raison pût se déployer sans entraves. Elle réclama pour l'humanité ce qu'elle souhaitait pour elle-même, et revendiqua dans tous ses écrits toutes les libertés. Dès l'abord il attaqua les prélats ventrus', « parvenus scolastiques, » persécuteurs de la discussion libre, tyrans gagés des consciences chrétiennes. Par-dessus la la clameur de la révolution protestante, on entendit sa voix qui tonnait contre la tradition et l'obéis

1. Of Reformation in England.

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