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avec l'élan du torrent et la force d'un grand fleuve. Phrase sur phrase, coup sur coup, les idées et les faits viennent dans le dialogue peindre une situation, ébranler un personnage, dégorgés de cette mémoire profonde, dirigés par cette solide logique, précipités par cette réflexion puissante. Il y a plaisir à le voir marcher sous le poids de tant d'observations et de souvenirs, chargé de détails techniques et de réminiscences érudites, sans s'égarer ni se ralentir, véritable « Béhémoth littéraire,» pareil à ces éléphants de guerre qui recevaient sur leur dos des tours, des hommes, des armures, des machines, et sous cet attirail couraient aussi vite qu'un cheval léger.

Dans le grand élan de cette pesante démarche, il trouve une voie qui lui est propre. Il a son style. L'érudition et l'éducation classiques l'ont fait classique, et il écrit à la façon de ses modèles grecs et de ses maîtres romains. Plus on étudie les races et les littératures latines par contraste avec les races et les littératures germaniques, plus on arrive à se convaincre que le don propre et distinctif des premières est l'art de développer, c'est-à-dire d'aligner les idées en files continues, selon les règles de la rhétorique et de l'éloquence, par des transitions ménagées, avec un progrès régulier, sans heurts ni sauts. Jonson a pris dans le commerce des anciens l'habitude de décomposer les idées, de les dérouler pièce à pièce et dans leur ordre naturel, de se faire comprendre et de se faire croire. De la pensée pre

mière à la conclusion finale il conduit le lecteur par une pente continue et uniforme. Chez lui la route ne inanque jamais comme dans Shakspeare. Il n'avance point comme les autres par des intuitions brusques, mais par des déductions suivies; on peut marcher, chez lui, on n'a pas besoin de bondir, et l'on est perpétuellement maintenu dans la droite voie : les oppositions de mots rendent sensibles les oppositions de pensées; les phrases symétriques guident l'esprit à travers les idées difficiles; ce sont comme des barrières mises des deux côtés du chemin pour nous empêcher de tomber dans les fossés. Nous ne rencontrons point sur notre route d'images extraordinaires, soudaines, éclatantes, capables de nous éblouir et de nous arrêter; nous voyageons éclairés par des métaphores modérées et soutenues; Jonson a tous les procédés de l'art latin; même quand il veut, surtout en sujets latins, il a les derniers, les plus savants, la concision brillante de Sénèque et Lucain, les antithèses équarries, équilibrées, limées, les artifices les plus heureux et les plus étudiés de l'architecture oratoire'. Les autres poëtes sont presque des visionnaires, Jonson est presque un logicien.

De là son talent, ses succès et ses fautes; s'il a un meilleur style et de meilleurs plans que les autres, il n'est pas comme eux créateur d'âmes. Il est trop théoricien, trop préoccupé des règles. Ses habitudes de raisonnement le gênent quand il veut dresser et

1. Sejan, Catilina, passim.

mouvoir des hommes complets et vivants. On n'est guère capable d'en former, à moins d'avoir comme Shakspeare l'imagination d'un voyant. La personne humaine est si complexe que le logicien qui aperçoit successivement ses diverses parties, ne peut guère les parcourir toutes, ni surtout les rassembler en un éclair pour produire la réponse ou l'action dramatique dans laquelle elles se concentrent et qui doit les manifester. Pour découvrir ces actions et ces réponses, il faut une sorte d'inspiration et de fièvre. L'esprit agit alors comme en rêve. Les personnages se meuvent en lui, presque sans son concours; il attend qu'ils parlent, il demeure immobile, écoutant leurs voix, tout recueilli, de peur de déranger le drame intérieur qu'ils vont jouer dans son âme. C'est là tout son artifice : les laisser faire. Il est tout étonné de leurs discours, et il les note en oubliant que c'est lui qui les invente. Leur tempérament, leur caractère, leur éducation, leur genre d'esprit, leur situation, leur attitude et leurs actions forment en lui un tout si bien lié, et se réunissent si promptement en êtres palpables et solides, qu'il n'ose attribuer à sa réflexion ni à son raisonnement une création si vaste et si rapide. Les êtres s'organisent en lui comme dans la nature, c'est-à-dire d'euxmêmes et par une force que les combinaisons de son art ne remplacent pas'. Jonson n'a, pour la remplacer,

1. Alfred de Musset, préface de la Coupe et les Lèvres. Platon, Ion.

que les combinaisons de l'art. Il choisit une idée générale, la ruse, la sottise, la sévérité, et en fait un

personnage. Ce personnage s'appelle Critès, Asper, Sordido, Deliro, Pecunia, Subtil, et le nom transparent indique la méthode logique qui l'a formé. Le poëte a pris une qualité abstraite, et construisant toutes les actions qu'elle peut produire, il la promène sur le théâtre en habits d'homme. Ses personnages, comme les caractères de la Bruyère et Théophraste, sont fabriqués à force de solides déductions. Tantôt c'est un vice choisi dans les catalogues de la philosophie morale, la sensualité acharnée après l'or; cette double inclination perverse devient un personnage: sir Épicure Mommon; devant l'alchimiste, devant le famulus, devant son ami, devant sa maîtresse, en public ou seul, toutes ses paroles expriment la convoitise du plaisir et de l'or, et n'expriment rien de plus'. Tantôt c'est une manie extraite des sophistes anciens, le bavardage avec horreur du bruit; cette formule de pathologie mentale devient un personnage, Morose; le poëte a l'air d'un médecin qui aurait pris à tâche de noter exactement toutes les envies de parler, tous les besoins de silence, et de ne point noter autre chose. Tantôt il détache un ridicule, une affectation, un genre de sottise, parmi les mœurs des élégants et des gens de cour; c'est une manière de jurer, un style extrava

1. Comparez sir Épicure Mammon au baron Hulot (Balzac, Parents pauvres). Balzac, qui est savant comme Jonson, fait des êtres réels comme Shakspeare.

gant, l'habitude de gesticuler, ou toute autre bizarrerie contractée par vanité ou par mode. Le héros qu'il en affuble en est surchargé. Il disparaît sous son accoutrement énorme; il le traîne partout avec lui; il ne peut le quitter une minute. On ne découvre plus l'homme sous l'habit; il a l'air d'un mannequin accablé sous un manteau trop lourd. Quelquefois, sans doute, ces habitudes de construction géométrique produisent des personnages à peu près vivants. Bobadil, le fanfaron grave, le capitaine Tucca, matamore mendiant, bouffon inventif, parleur bizarre, le voyageur Amorphus, docteur pédant de belles manières, caparaçonné de phrases excentriques, font autant d'illusion qu'on en désire; mais c'est parce qu'ils sont des grotesques de passage et des personnages bas. On n'exige pas qu'un poëte étudie de pareilles âmes; il suffit qu'il découvre en elles trois ou quatre traits dominants; peu importe si elles s'offrent toujours dans la même attitude; elles font rire comme la comtesse d'Escarbagnas ou tel Fâcheux de Molière; on ne leur demande rien de plus. Au contraire, les autres fatiguent et rebutent. Ce sont des masques de théâtre, et non des figures vivantes. Contractés par une expression fixe, ils persistent jusqu'au bout de la pièce dans leur grimace immobile ou dans leur froncement éternel. Un homme n'est pas une passion abstraite. Il frappe à son empreinte personnelle les vices et les vertus. qu'il possède. Ces vices et ces vertus reçoivent en descendant en lui un tour et une figure qu'ils n'ont

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