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battu seul contre deux hommes. Un instant après, c'est contre quatre hommes. Bientôt il y en a sept, puis onze, puis quatorze. On l'arrête à temps, sans quoi il parlerait tout à l'heure d'une armée entière. Démasqué, il ne perd pas sa bonne humeur, et rit tout le premier de ses forfanteries. « Camarades, braves gens, mes enfants, cœurs d'or, allons, soyons gais, jouons une farce'! » Il improvise le rôle grondeur du roi Henri avec tant de naturel, qu'on le prendrait pour un roi ou pour un comédien. Ce gros bonhomme ventru, poltron, cynique, braillard, ivrogne, paillard, poëte d'auberge, est un des favoris de Shakspeare. C'est que ses mœurs sont celles de la pure nature, et que l'esprit de Shakspeare est parent de son esprit.

VI

La nature est dévergondée et grossière dans cette masse de chair, alourdie de vin et de graisse. Elle est délicate dans le corps délicat des femmes; mais elle est aussi déraisonnable et aussi passionnée dans Desdemona que dans Falstaff. Les femmes de Shakspeare sont des enfants charmants, qui sentent avec excès et qui aiment avec folie. Elles ont des mouvements d'abandon, de petites colères, de jolis

1. Gallants, lads, boys, hearts of gold.... What, shall we be merry? Shall we have a play extempore?

mots d'amitié, des mutineries coquettes, une volubilité gracieuse qui rappellent le babil et la gentillesse des oiseaux. Les héroïnes de notre théâtre sont presque des hommes; celles-ci sont des femmes et dans tout le sens du mot. On ne peut être plus imprudente que Desdémona. Elle s'est prise de compassion pour Cassio, et veut sa grâce passionnément, quoi qu'il advienne, que la chose soit juste. ou non, qu'elle soit dangereuse ou non. Elle ne sait rien de toutes les lois des hommes, elle n'y pense pas. Tout ce qu'elle voit, c'est que Cassio est malheureux. «< Sois tranquille, Cassio. Mon seigneur ne reposera plus. Je le tiendrai éveillé jusqu'à ce qu'il s'apprivoise. Je parlerai à lui faire perdre patience; son lit lui semblera une école, sa table un confessionnal; j'entremêlerai dans tout ce qu'il fera la requête de Cassio'. » Elle demande sa grâce: « Non, pas maintenant, chère Desdémona; une autre fois. Mais sera-ce bientôt ? - Le plus tôt que je le pourrai, ma chère, pour l'amour de vous.

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Sera

ce ce soir à souper ? Non, pas ce soir. - Alors demain à dîner? — Je ne dînerai pas à la maison. - Eh bien! alors, demain soir, ou mardi matin, ou mardi après midi, ou le soir, ou mercredi matin. Je t'en prie, marque le temps; mais que cela ne

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I'll watch him tame, and talk him out of patience;

His bed shall seem a school, his board a shrift;

I'll intermingle everything he does

With Cassio's suit....

dépasse pas trois jours, car en vérité il est repentant. » Elle s'étonne un peu de se voir refusée; elle le gronde. Il cède; qui ne céderait pas en voyant l'air de reproche de ces beaux yeux boudeurs? « Oh! dit-elle avec une jolie moue, ceci n'est pas un don. C'est comme si je vous priais de porter vos gants, de vous tenir chaudement, ou de faire quelque autre chose agréable. » — Un instant après, quand il la prie de le laisser seul un instant, voyez l'innocente gaieté, la révérence preste, et ce ton badin de petite fille : « Vous refuserai-je? Non, adieu, monseigneur. Emilia, viens. Soyez comme il vous plaira, je suis obéissante, » — Cette vivacité, cette pétulance n'em

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I shall not dine at home.
DESDEMONA.

Why, then, to-morrow night; or Tuesday,

Or Tuesday noon, or night; or Wednesday morn; -
I pray thee, name the time, but let it not
Exceed three days; in faith, he's penitent....
Why, this is not a boon;

'Tis as I should entreat you wear your gloves,

Or keep you warm, or sue to you to do peculiar profit

To your own person....

Shall I deny you? No: farewell, my lord;

Emilia, come:-be it as your fancies teach you.
Whate'er you be, I am obedient.

pêche pas la modestie craintive et la timidité silencieuse. Au contraire, elles ont la même cause, qui est la sensibilité extrême. Celle qui sent promptement et beaucoup a plus de réserve et plus de passion que les autres; elle éclate ou elle se tait; elle ne dit rien ou elle dit tout. Telle est cette Imogène, « si tendre aux reproches que les paroles sont des coups, et que les coups sont une mort pour elle. » Telle est Virginia, la douce épouse de Coriolan: elle n'a point le cœur romain elle s'effraye des victoires de son mari; quand Volumnia le peint frappant du pied sur le champ de bataille, et de la main essuyant son front sanglant, elle pâlit: « Son front sanglant! dit-elle. O Jupiter, point de sang!» — Elle veut oublier ce qu'elle sait de ces dangers, elle n'ose y penser; quand on lui demande si Coriolan n'a point coutume de revenir blessé: «Oh! non, non, non '!» Elle fuit cette cruelle image, et pourtant elle garde incessamment au fond du cœur une angoisse secrète. Elle ne veut plus sortir, elle ne sourit plus, elle souffre à peine qu'on vienne la voir; elle se reprocherait comme un manque de tendresse un moment d'oubli ou de gaieté.

1. His bloody brow! O, Jupiter, no blood!... Heavens bless my lord from fell Aufidius!

....No, good madam; I will not out of doors;... Indeed no, by your patience; I will not over the threshold till my lord returns from the wars.

CORIOLUS.

My gracious silence, hail!

Wouldst thou have laugh'd, had I come coffin'd home,
That weep'st to see me triumph?

Quand il revient, elle ne sait que rougir et pleurer. C'est à l'amour que cette sensibilité exaltée doit aboutir. Aussi elles aiment toutes sans mesure, et presque toutes du premier coup. Au premier regard jeté sur Roméo, Juliette dit à sa nourrice: « Va, demande son nom. S'il est marié, ma tombe sera mon

lit de noces. C'est leur destinée qui se révèle. Telles que Shakspeare les a faites, elles ne peuvent qu'aimer, et elles doivent aimer jusqu'à mourir. Mais ce premier regard est une extase, et cette soudaine arrivée de l'amour est un ravissement. Miranda apercevant Fernando croit voir une créature céleste. Elle s'arrête immobile, dans l'éblouissement de cette vision subite, au bruit des concerts divins qui s'élèvent du plus profond de son cœur. Elle pleure en le voyant traîner de lourdes bûches; de ses frêles mains blanches, elle veut faire l'ouvrage pendant qu'il se reposera. Sa compassion et sa tendresse l'emportent; elle n'est plus maîtresse de ses paroles, elle dit ce qu'elle ne veut point dire, ce que son père lui a défendu de découvrir, ce qu'un instant auparavant elle n'eût jamais avoué. Cette âme trop pleine s'épanche sans le savoir, heureuse et honteuse du flot de bonheur et de sensations nouvelles dont un sentiment inconnu l'a comblée. « Je suis une folle de pleurer de ce dont je suis heureuse. De quoi pleurez-vous? - De mon indignité qui n'ose pas offrir ce que je voudrais donner, et encore bien moins prendre ce que je mourrai de ne pas avoir.... Je suis votre femme, si vous voulez m'épouser; si

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