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<< tremble devant sa propre indignité; elle doute de la grâce « divine, elle frémit devant le jugement futur; elle se << lamente sous le poids de ses iniquités, quelque léger que « les autres puissent le trouver. Tout bien examiné, le plai<< sir et la peine se font contrepoids dans les sentiments « religieux. » Tout serait encore mieux examine, s'il était parlé du plaisir qui n'est que nommé pour être condamné.

La jouissance de l'art et de la science est traitée avec moins de soin encore; les considérants ne conservent plus, ni pour le fond ni pour la forme, la dignité philosophique: on y parle « de la chaleur et de l'exiguïté des << salles de spectacle et du danger de prendre froid, de la << vanité des parents qui obligent les garçons à faire des di«<lettantes. Et pour comble de misères, on ne connaît plus « en musique qu'un seul instrument, le piano infortuné, « bon à tout, le piano sans âme, etc. » Du beau, il n'est « pas même question ».

En résumé, la vie se divise en états qui ne procurent que de la souffrance, ou qui correspondent au zéro de la sensibilité, ou qui ne servent qu'à réaliser des fins étrangères, le plaisir des uns et le malheur des autres, plus de souffrance que de plaisir, tels que la faim, l'amour sexuel, qui reposent sur des illusions, qui ne produisent que des maux pour la conscience, qui vendent le plaisir au prix de la peine : la science et l'art sont de ceux-là. La conclusion est la condamnation du monde actuel.

Le deuxième stade de l'illusion qui voit le bonheur dans une vie future est aussitôt jugé : l'individualité s'évanouit à la mort. Ce motif est péremptoire.

Le troisième stade n'est pas plus heureux. Le progrès est inutile au bonheur. Plus éclairé on souffre davantage. Il y a autant de vices maintenant qu'autrefois. On ne se sent pas plus heureux depuis les grandes inventions

modernes.

Ce bilan, pour employer les expressions de M. de Hartmann, est la partie la plus accessible et la plus

célèbre de son œuvre; elle ne paraît pas justifier sa renommée. Elle est dénuée de cette originalité qui se montre partout ailleurs avec tant de hardiesse qu'elle s'expose à perdre son nom. On n'y voit que de 'sèches redites, des pensées faciles qui traînent partout. Mais M. de Hartmann a eu l'habileté de les ranger en un corps de doctrine. Tous les maux du monde groupés dans des poses forcées, théâtrales, attirent le regard 1.

La conduite que nous avons à tenir est tracée dans le chapitre XIV: Le but de l'évolution et le rôle de la conscience. La série des fins n'est pas plus infinie que celle des causes. La justice, la moralité, la liberté, qui n'est que l'affranchissement de la contrainte, ne sont pas des fins absolues, mais intermédiaires. Le progrès n'existe que dans la conscience, mais elle ne peut être sa propre fin. Elle est engendrée dans la douleur, elle prolonge son existence dans la douleur, elle se développe au prix de la douleur.

La fin en soi, la fin suprême, dont la conscience n'est que l'instrument, est le bonheur, la réalisation de la plus haute félicité possible. Or celle-ci n'est autre que l'absence de toute douleur.

L'organisation du monde actuel est la plus sage et la meilleure; il est le meilleur des mondes possibles; cependant il est absolument malheureux, pire que le néant. « Cela revient à dire que si la nature, le comment << du monde (son essence) ont été déterminés par une << raison souverainement sage, le fait de son existence << doit être rapporté à un principe absolument étranger <«< à la raison; ce principe ne peut être que la volonté. << L'atome corporel est une force attractive; ce qu'il est << et comment il est, c'est-à-dire l'attraction qu'il exerce <«< suivant telle loi déterminée, voilà en lui la part de

1. Nous devons le mot Bilan à M. de Hartmann, mais l'idée de faire ce calcul est bien vieille. Epicure paraît être le premier qui l'a fait pour les plaisirs seulement.

« l'Idée. Le fait de son existence, sa réalité,sa force, voilà << la part de la Volonté. Le monde envisagé tel qu'il est << n'est qu'une idée de l'Inconscient, et l'idée inconsciente, << esclave de la volonté à laquelle elle doit son existence «< actuelle, et en face de laquelle elle n'a aucune force << propre, n'a été ni consultée ni entendue sur le fait de <«< l'existence du monde. La Volonté n'est essentiellement <«<et avant la création qu'un principe étranger à la rai«son (sans raison, sans logique), mais aussitôt qu'il « entre en action, les conséquences de son vouloir en font << un principe contraire à la raison (déraisonnable, anti«logique), parce qu'il poursuit le contraire de ce qu'il « veut réellement, à savoir la souffrance... Il s'agit pour << la raison de corriger les fautes de la volonté déraison« nable. L'Idée inconsciente ne se représente pas sans << doute la Volonté positivement comme volonté, mais << négativement, comme la négation du principe logique << ou comme sa propre limite, c'est-à dire comme l'illo«gique. Mais elle n'a, comme Idée, aucun pouvoir sur « la Volonté, parce qu'elle ne peut lui opposer aucune « force propre. Elle est obligée de recourir à la ruse; «elle profite de l'aveuglement de la Volonté ; elle rend <«<le contenu du vouloir tel que ce dernier, en se réflé«< chissant sur lui-même dans l'inviduation, tombe en <«<lutte avec lui-même et donne naissance ainsi à la con« science. En d'autres termes, l'Idée fait créer par la Vo«<lonté une force indépendante, capable de s'opposer à << à la Volonté et va en faire usage pour faire combattre «la Volonté par cette dernière 1. >>

Notre ligne de conduite est toute tracée. Nous devons opposer nos volontés à cette Volonté déraisonnable et antilogique qui s'obstine à vouloir vivre, pour la forcer à rentrer dans le repos. Avant d'entrer dans les détails, M. de Hartmann triomphe de Schopenhauer. « Son ab<«< solue incapacité, qui se trahit partout, de s'élever à la 1. La Philosophie, II, p. 488.

<< notion du progrès, peut seule expliquer sur ce point. « l'étroitesse de sa manière de voir et l'impossibilité où << il se trouvait de corriger dans son système cette évi<«<dente inconséquence. La Volonté est pour Schopen<«< hauer Ev × πãv, l'essence universelle et unique du << monde. L'individu n'est qu'une apparence subjective « et, à la rigueur, non pas même un phénomène objec« tif de l'Être. » L'immolation volontaire de l'individu n'opère pas d'effet appréciable sur la Volonté. « Pour la << volonté de l'Un-Tout, le cas serait le même que si une << tuile était venue tuer l'individu dont il s'agit, en tombant sur lui 1. >>

M. de Hartmann a peur qu'une autre planète ne prenne les devants et ne nous ravisse la gloire de terminer le processus du monde. « En avant, donc, «< travaillons au progrès universel, comme les ouvriers « de la vigne du Seigneur!... Nous n'avons à nous << occuper naturellement que du cas où l'humanité, << et non une autre espèce à nous inconnue d'êtres vi<«< vants, serait appelée à résoudre le problème. La << première condition nécessaire, c'est que la partie de << beaucoup la plus considérable de l'esprit inconscient <«<qui se manifeste dans le monde se rencontre en fait «< dans l'humanité; il faut que la partie négative du vou<«<loir dans l'humanité surpasse la somme de toute la «< volonté qui se manifeste dans la nature organique et <«< inorganique, pour que, par la négation de la volonté << de vivre dans l'homme, toute la volonté de vivre qui << s'exprime dans le reste du monde soit annihilée entiè«<rement. » Quant aux étoiles, peu sont dans un état « propice à l'organisation: on en aura raison facilement. << La deuxième condition c'est que l'humanité soit pro«< fondément pénétrée de la folie du vouloir et de la << misère de l'existence... Comme troisième condition, il << faut que les peuples de la terre communiquent entre 1. La Philosophie, p. 491.

<«<eux assez facilement pour pouvoir prendre en même «< temps une résolution commune. Sur ce point, dont << l'exécution dépend du perfectionnement et de l'appli<< cation de plus en plus ingénieuse des inventions de << notre industrie, l'imagination peut se donner une << libre carrière 1. »

Nos réflexions seront brèves. L'exposé suffit pour faire porter sur l'œuvre de M. de Hartmann un jugement que nous désirons être dispensés de formuler.

Une question neuve, ouverte à l'examen en Allemagne, inconnue en France, celle de l'intelligence sans la forme de la conscience, soit de l'intelligence rudimentaire, inférieure à la nôtre, soit de l'intelligence absolue divine, supérieure à notre pensée partielle et limitée, sert de thème à des fantaisies ridicules, sans aucun bénéfice pour la science ni pour la littérature.

Une autre question d'une importance aussi grande est celle de la nature du plaisir et de la douleur. M. de Hartmann, sans doute entraîné par le désir de réfuter Schopenhauer, qui avait déclaré que la douleur seule était positive, établit que plaisir et douleur sont de même nature, n'étant, le premier, que la volonté satisfaite, la seconde que la volonté contrariée 2? Qu'en résulte-t-il? C'est que l'objet n'est d'aucune considération, qu'il n'existe pas. Rien par conséquent d'agréable ou de désagréable, de bon ou de mauvais, d'ordonné ou de désordonné, d'utile ou de nuisible. Les caprices, les fantaisies de la volonté suivis de succès ou d'insuccès sont

1. La Philosophie, II, p. 499.

2. Voir M. Cournot (Essai sur les fondements de nos connaissances, vol. I, p. 396). Rien de commun entre le plaisir et la douleur et la notion de grandeur. Il n'y a pas un état qui soit la somme ou la différence de la douleur ou du plaisir. Si on écoute Stuart Mill: « Ni les peines, ni les plaisirs ne sont homogènes, et les peines sont toujours génériquement différentes des plaisirs. » Utilitarisme, ch. 11. On ne peut citer toutes ces opinions. Varron comptait déjà 288 explications du bonheur.

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