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en particulier, nous revenons naturellement à celui du bon sens, à celui qui se distingue avant tout par la clarté, et qu'on peut appeler proprement le style français, tant il convient à nos instincts intellectuels. En conserver les formes et les expressions essentielles, telles qu'elles ont été consacrées par les chefs-d'œuvre des deux derniers siècles, paraît être devenu désormais en littérature une obligation dont ne saurait dispenser le génie même.

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INTRODUCTION.

I. Objet et nécessité des travaux de la lexicologie relativement aux synonymes.

Dès l'âge le plus tendre et avant toute réflexion, nous apprenons de nos parents à parler. Plus tard ce qui n'avait été qu'un jeu devient une étude des maîtres nous enseignent à bien parler. Bien parler, c'est, tout ensemble, parler purement, parler correctement et parler convenablement eu égard au sujet, à la situation, au temps, au lieu, aux personnes. La première condition regarde les mots pris en eux-mêmes; comme ils sont les matériaux qui entrent dans la composition du discours, il faut avant tout les connaître, en savoir la nature, la valeur, les diverses acceptions, de manière à ne les point confondre. On donne le nom de lexicologie à la science qui s'occupe de déterminer les significations des mots, et celui de dictionnaires aux livres où ses décisions se trouvent consignées. Ensuite, les éléments que les dictionnaires donnent séparés doivent subir certaines modifications et certaines combinaisons d'après des règles prescrites et sanctionnées par l'usage: sur ce point, c'est la grammaire qu'il faut consulter. Elle est une espèce de code où sont recueillis les arrêts de l'usage concernant l'organisation matérielle ou le mécanisme du discours, le tour des phrases, les inflexions et la disposition des mots, suivant les rapports qu'on leur veut faire exprimer. Enfin les rhétoriques et les poétiques ont pour objet les convenances du style, les procédés et les artifices de langage nécessaires quand on veut traiter avec succès tel ou tel sujet, produire sûrement telle ou telle impression.

Entre ces trois parties de l'art de bien dire, qui se rapportent, la première à la justesse, la seconde à la correction et la troisième à l'expression, la dernière est d'une utilité moins générale. Le dictionnaire et la grammaire sont pour tous les hommes des manuels indispensables, parce que tous les hommes doivent employer les termes propres, et dans leur arrangement se conformer à la pratique commune; mais la rhétorique et la poétique ne s'adressent qu'au petit nombre de ceux qui se proposent d'exercer par la parole une certaine influence sur l'esprit ou le cœur de leurs semblables. A cette première différence s'en joint une seconde tout aussi importante. La lexicologie et la grammaire commandent, imposent des règles; la rhétorique donne des conseils. On ne saurait désobéir aux unes ou même en négliger l'étude, sans encourir le reproche d'ignorance et de barbarie, sans aller contre le but du langage, qui est de se faire comprendre; celui qui ne connaît ou ne suit pas les prescriptions de la rhétorique ne s'expose pas par cela seul et nécessairement à manquer l'effet qu'il attend de ses paroles. C'est que la lexicologie et la grammaire

promulguent au nom de l'usage des lois fixes et absolues; tandis que la rhétorique indique des moyens dont le succès dépend en grande partie du génie de celui qui parle, du caractère de ceux à qui il parle et de plusieurs circonstances non moins variables au milieu desquelles il parle. Et, pour ne tenir compte que du génie de celui qui parle, on peut dire que l'éloquence et la poésie sont plutôt des talents que des arts, et que jamais la rhétorique n’allume le feu sacré dans l'âme de celui qui ne l'a point reçu du ciel.

Puisque les déterminations de la lexicologie et les règles de la grammaire intéressent tous les membres de la nation et sont indispensablement obligatoires; puisque, d'autre part, les préceptes de la rhétorique, destinés à quelques-uns seulement, ont une efficacité fort incertaine, ne semble-t-il pas s'ensuivre que les études lexicologiques et grammaticales ont dû être de tout temps plus cultivées que la troisième partie de l'art de bien dire? Ce serait une erreur de le penser. La grammaire, il est vrai, quoique la théorie et la rédaction en soient abandonnées à des savants modestes et peu estimés, n'a jamais cessé de jouir d'un assez grand crédit : elle est l'objet de nombreux traités, et il n'y en a pas qui soient recherchés par autant de lecteurs. Mais on ne saurait imaginer toute la négligence apportée dans les travaux de la lexicologie et combien peu de prix on attache en général à leur perfectionnement ; comme si la connaissance de la propriété des termes était chose trop facile ou trop indifférente pour mériter qu'on en fasse, ainsi que de la rhétorique, une partie essentielle de l'art de bien parler, et qu'on s'applique à l'acquérir.

Les dictionnaires ont pour tâche principale de définir les mots de telle sorte qu'ils ne soient pris ni à contre-sens par celui qui parle ou écrit, non plus que par l'auditeur ou le lecteur, ni en sens divers par les uns et par les autres, ce qui occasionnerait inévitablement des méprises et des malentendus. Or, il s'en faut de beaucoup que les définitions qui s'y trouvent répondent à cette idée. A part un très-petit nombre de termes significatifs d'idées simples et claires par ellesmêmes, tous les mots sont susceptibles de définition, parce que tous, exprimant des collections d'idées élémentaires ou des nuances, se peuvent résoudre en termes qui représentent celles-ci d'une manière distincte et détaillée. C'est seulement à l'égard de ces mots complexes que nous prétendons critiquer le travail des dictionnaires; il y aurait de l'injustice à exiger par rapport aux autres une rigueur reconnue impossible.

Que parmi les définitions des dictionnaires il y en ait de fausses, c'est un mal sans doute, mais un mal de peu de conséquence; car il est présumable qu'elles choqueront à la longue le bon sens des vocabulistes, et qu'ils sauront bien les corriger. Mais on peut reprocher aux dictionnaires un vice tout autrement grave, parce qu'il réside dans la manière même de définir, et que leurs auteurs ne paraissent pas soupçonner combien elle est défectueuse. Ils se bornent pour l'ordinaire à traduire un mot par un autre; ce qui est en même temps ne rien expliquer et faire naître dans l'esprit du lecteur une erreur manifeste. C'est ne rien expliquer, si le lecteur ne connaît pas le sens du mot par lequel on définit,

ou si ce mot, comme il arrive presque toujours, se trouve défini à son tour par celui même à qui il sert de définition, de sorte qu'on soit renvoyé de l'un à l'autre sans rien apprendre de l'un ni de l'autre. Ensuite, c'est induire en erreur en faisant croire à une identité absolue de signification entre le mot expliqué et le mot qui explique, identité qui a très-rarement, ou plutôt qui n'a jamais lieu. Ainsi, presque toutes les définitions des dictionnaires sont illusoires; elles promènent le lecteur d'un volume ou d'un mot à un autre, sans repos et sans fruit, sans jamais lui rien enseigner d'essentiel qui le satisfasse et l'arrête définitivement, elles le font rouler dans un même cercle, cercle vicieux suivant la juste expression des logiciens; et, si on s'en rapportait aux vocabulistes, il faudrait tenir pour équivalents, c'est-à-dire pour synonymes, car tel est le nom donné aux mots prétendus égaux pour le sens, non-seulement ceux qu'ils qualifient ainsi formellement, non-seulement ceux auxquels ils appliquent la même définition, soit sans détour, soit en ayant l'air de la varier en variant un peu les termes, mais encore tous ceux qu'ils font servir de définitions les uns aux autres, et le nombre en est fort considérable. Consultez le dictionnaire seul, vous vous imaginerez, par exemple, que la synonymie est parfaite, et qu'il n'y a jamais de choix à faire entre gourmand et glouton; ladre et crasseux; intelligent et entendu; trouver et rencontrer; bétail et bestiaux ; encherir et renchérir; odorant et odoriférant; étincelle et bluette; ineffaçable et indélébile; grandeur d'âme, générosité et magnanimité; et ainsi d'une foule d'autres.

Sous ce rapport, tous les dictionnaires pèchent également et à peu près au même degré. Celui de l'Académie détermine de la même manière que les autres les significations des mots : ou, pour parler exactement, il est à cet égard le modèle que les autres copient. L'Académie, à la vérité, a senti et déclaré dès le principe que, pour définir les termes, il ne fallait pas se contenter d'en faire connaître les synonymes; mais, dans la pratique, il lui arrive presque toujours de s'en contenter. Aussi, tout ce que nous disons ou dirons des dictionnaires s'étend à tous, bien que s'appliquant particulièrement à celui de l'Académie, le vrai régulateur de la langue française. C'est donc de celui-ci que nous emprunterons d'abord un exemple qui mette en évidence ce qu'il y a d'insuffisant dans ces ébauches de définitions.

Qu'on tâche de concevoir, d'après l'Académie, les sens attachés aux verbes suivants :

Blamer improuver, reprendre, condamner.

Improuver : désapprouver, blåmer.

Désapprouver: blâmer, condamner, trouver mauvais.

Réprouver rejeter une chose, la désapprouver, la condamner.

Reprendre blâmer, censurer, critiquer, trouver à redire.

Condamner: blâmer, désapprouver, rejeter.

Désavouer (fig.): désapprouver, condamner, réprouver.

Censurer blåmer, critiquer, reprendre.

Critiquer censurer, trouver à redire.

Redire (trouver à): reprendre, blâmer, censurer.
Contrôler reprendre, critiquer, censurer.
Fronder: blåmer, condamner, critiquer.
Epiloguer censurer, trouver à redire.

Au lieu d'instruire le lecteur, ne semble-t-on pas se jouer de lui? Et que sait il de plus après qu'avant, sinon que tous ces verbes sont synonymes et qu'on peut indistinctement dans tous les cas employer celui-ci ou celui-là1? Du reste ces définitions ne sont point rares dans les dictionnaires; elles s'y rencontrent par centaines, par milliers; et ce sont elles apparemment qui ont fait dire à Rivarol que l'Académie avait manqué la presque totalité de ses définitions.

En somme, les dictionnaires ne définissent point, ou ils définissent d'une manière incomplète, en même temps qu'ils accréditent une erreur. Ils désignent d'une manière générale et approchante l'ordre d'idées exprimé par le mot donné, sans insister sur la place qu'il y occupe, sur le caractère particulier qui le distingue comme espèce dans le genre. Ils mettent sans plus de rigueur chaque mot à côté d'un autre ou d'autres mots qui lui ressemblent à peu près. Indication insuffisante qui ne fait pas connaître, qui laisse flotter dans le vague la propriété des termes, qui n'apprend rien sur le choix qu'il convient d'en faire dans les diverses circonstances, et qui n'a d'autre résultat positif que de former une masse énorme de mots qui surchargent la langue en l'appauvrissant d'idées. Les Dictionnaires des synonymes ont pour objet de remédier à cette double imperfection. Ce sont, en ce qui regarde les définitions, des compléments des dictionnaires ordinaires. Posant en principe qu'il ne saurait y avoir de synonymes parfaits, surtout dans la langue usuelle d'un peuple avancé en civilisation, ils réunissent en familles les mots qui expressément ou implicitement sont tenus pour tels, et ils assignent à chacun une idée nette et qui lui convient exclusivement.

Synonyme vient de deux mots grecs cùv, avec, ensemble, et voua, nom, pour marquer que les termes ainsi qualifiés nomment ou désignent ensemble, ou les uns comme les autres, les mêmes choses, les mêmes idées. Il y a effectivement des mots regardés comme tout à fait équivalents par les poètes, par les mauvais surtout, qui ne consultent en les employant que le besoin de la mesure et celui de la rime. Ce qui a fait dire à Port-Royal : « Combien la rime n'a-t-elle pas engagé de gens à mentir? » Ainsi, dans nos colléges, les élèves, pour s'aider à versifier en latin, ont entre les mains un dictionnaire intitulé: Gradus ad Parnassum, et dans lequel à côté de chaque mot se trouve l'indication de ses synonymes. Parmi ces derniers, qu'il y en ait un qui consente à entrer dans le vers, il est immanquablement préféré, dût-il former un contre-sens ou faire dire un mensonge. Cependant, il n'y a jamais identité de signification entre les mots réputés synonymes. Ils ont entre eux le même rapport que les variétés d'une même couleur principale. Au premier coup d'œil et à distance, ils semblent tous se confondre, tant les nuances qui les séparent sont légères. Mais, en y regardant de

1. Pour leurs différences, voy. Blåmer, désapprouver, etc., p. 401 et suiv.

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