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et ayant pour chef Gorgias, l'autre indigène et à laquelle appartint Prodicus. Dans l'une on travaillait principalement à briller par la magnificence du style, on s'étudiait à arrondir les périodes, on ne recherchait que les expressions les plus métaphoriques et les plus harmonieuses; à cet effet, afin d'aider à donner au discours de la variété et de l'éclat plutôt que de la précision, Gorgias avait, dit-on, composé un ouvrage dans lequel les mots synonymes étaient recueillis, mais non pas distingués. Dans l'autre école prédominait le besoin philosophique de rendre les idées d'une manière claire et vraie; Prodicus y pourvut en faisant un livre dont le but était d'assigner aux mots synonymes leurs significations propres et leurs nuances distinctives. De nos jours, Gorgias trouverait peu de partisans en France, nous sommes généralement de l'école de Prodicus. Autant le fond l'emporte sur la forme, autant l'exactitude de l'expression nous semblet-elle l'emporter sur son éclat. Nous avons promptement pris en aversion cette école pompeuse, déclamatoire, passionnée pour les descriptions, qui sous le premier empire avait usurpé la faveur publique. Le positif a envahi jusqu'à notre littérature; elle porte comme tout le reste un cachet populaire. Les esprits, la plupart occupés d'affaires, d'industrie, de commerce, d'administration, de politique, deviennent peu à peu insensibles à tout autre genre de beauté qu'à celui qui résulte d'une convenance parfaite entre l'idée et son expression. Jouissant plus par l'entendement que par le goût, ce qui nous plaît dans les ouvrages de l'esprit ce n'est point la splendeur des figures, la rondeur et la cadence des périodes, le coloris, le pittoresque de l'expression, les images, mais plutôt l'intervention de la raison jusque dans les plus petites choses, et l'attention à ne s'abandonner jamais à l'aveugle hasard pour ce qui regarde l'emploi des mots. C'est une littérature pratique et d'hommes d'affaires qu'il nous faut. Gens calculateurs et logiciens avant tout, nous mettons au-dessus de tout le plaisir de l'intelligence, celui qu'elle éprouve lorsqu'elle est satisfaite d'avoir trouvé la vérité, l'ordre, la rectitude. De sorte qu'on peut dire en général que pour nous l'art de bien parler, de parler comme il faut, se réduit à l'art de parler juste.

Mais il n'est pas besoin, pour donner du prix à l'œuvre des synonymistes, de se prévaloir du goût général des contemporains. On risquerait ainsi de présenter comme avantage de circonstance un avantage essentiel. Tout style, pour être bon, doit réunir deux qualités principales, la clarté et les ornements. La clarté est la qualité fondamentale, celle dont aucun discours ne peut absolument se passer, celle qui ne saurait être remplacée par aucune autre et san laquelle toutes les autres restent sans valeur. Or, les mots ne peuvent être clairs, s'ils ne sont propres et précis, et ils ne seront ni propres ni précis, si on emploie inconsidérément et indistinctement ceux qui semblent synonymes. A moins de connaître leurs différences et la signification particulière de chacun, on ne saura point se servir d'expressions qui répondent bien aux pensées, on se contentera d'images vagues et d'à peu près, on ne dira point ce qu'il faut, ou on ne le dira pas comme il faut, ou on ne dira pas seulement ce qu'il faut; par conséquent on ne sera point clair, on ne donnera de son idée qu'une copie ap

prochante et non pas exacte, on ne la présentera pas fidèlement et complétement, ou bien on y ajoutera quelque accessoire étranger qui l'obscurcira. Nous sommes heureux ici de pouvoir confirmer les assurances des synonymistes euxmêmes par l'opinion du docteur Blair dont le Cours de rhétorique1 contient sur cette matière un long et excellent chapitre : « La plupart des auteurs, y est-il dit, confondent les termes synonymes et ne sont déterminés dans l'emploi qu'ils en font que par le désir de bien remplir une période ou de donner au langage plus d'harmonie ou de variété, comme si leurs significations étaient absolument les mêmes, tandis que effectivement elles diffèrent beaucoup. Un style obscur et lâche est le résultat inévitable d'un tel abus. » Obscur, on a vu pourquoi et comment; lâche, parce que, faute de connaître les termes propres, on est forcé de recourir à des circonlocutions qui ont au moins l'inconvénient de faire traîner et languir le discours.

Les travaux de la philologie concernant les mots réputés synonymes ont auprès du public de nos jours un autre titre de recommandation; c'est qu'ils sont destinés à composer une science tout à fait semblable pour la méthode aux sciences aujourd'hui les plus estimées. Les sciences dites rétrospectives s'appliquent aux faits passés, comme leur nom l'indique, afin d'en tirer des règles de prévoyance et de conduite pour l'avenir, ou bien aux produits instinctifs de la pensée pour en connaître les procédés et rendre désormais la pratique de ceuxci plus éclairée et plus sûre. Par ces études, si dignes d'être remises en honneur, comme par l'histoire et la psychologie, l'humanité, s'élevant à la conscience d'elle-même et de ses opérations, se prépare à faire sciemment et avec pleine connaissance de cause ce qu'elle a fait jusque-là sous l'impulsion de la nature et sans direction raisonnée. Supposé que chacun de nos auteurs classiques ait toujours saisi par lui-même, et dans le temps qu'il s'en doutait le moins, la valeur propre de chaque terme, de manière à l'employer à propos, il ne s'ensuivrait pas que nous eussions au même degré le sens droit qui leur servait de guide. Déjà M. Villemain a cru pouvoir dire, dans son Cours de littérature: On s'écarte aujourd'hui du caractère de notre langue par recherche et par ignorance. L'acception primitive des mots, leur sens natif, et partant leur vérité, leur grâce, s'est altérée, s'est effacée. » Mais quand même nous n'aurions point

«

1. III part., lect. X.

2. Laharpe fait à ce sujet une remarque d'une vérité frappante. Quintilien, dit-il, regarde la propriété des termes comme essentielle au discours; aussi est-ce à ses yeux un devoir plutôt qu'un mérite. Aujourd'hui, si c'est un devoir, ce devoir est si rarement rempli, qu'on peut sans scrupule en faire un mérite. Il y a si peu de gens qui aient cru devoir étudier leur langue, qu'il ne faut pas s'étonner si, parmi ceux qui écrivent, il en est tant à qui la propriété des termes est une science à peu près étrangère. Ce qu'on lit le plus, ce sont les journaux; et les journaux sont faits, sauf les exceptions, par des hommes qui ignorent le plus souvent la valeur des mots dont ils se servent, par des hommes qui savent fort peu, et qui n'ont ni la volonté ni même le temps d'en apprendre davantage. — Augustin Thierry, parmi les causes de la décadence évidente de notre langue assigne aussi le néologisme, l'impropriété des mots, ainsi que le défaut de naturel et de clarté dans le style. Une nég igence d'écrivain qui consiste à employer un mot au lieu d'un autre, qui en semble syno

dégénéré sous ce rapport, il ne s'ensuivrait pas que le synonymiste recueillit vainement les fruits de leur sagacité pour aider les écrivains contemporains et futurs dans la même appréciation. Avant l'établissement de l'usage et pour qu'il s'établit, il a fallu qu'on eût le sentiment spontané et obscur des différences qui existent entre les mots synonymes; mais ce serait folie de nous en tenir à ce moyen peu sûr de les découvrir, maintenant que l'usage se trouve fondé. C'est de lui qu'il faut emprunter toutes faites des distinctions auxquelles on n'arriverait par soi-même qu'en tâtonnant et à l'aide d'une pénétration de plus en plus rare. Ce qui a été et dû être affaire de sentiment pour nos maîtres dans l'art de la parole doit être pour nous affaire de réflexion. Mais ce qui n'a été donné qu'à l'élite d'entre eux d'apercevoir d'abord sans règles, sans étude et comme par divination, sera désormais aperçu par les esprits les plus vulgaires avec une clarté et une certitude toutes scientifiques, pourvu que les synonymistes ne restent pas trop audessous de leur tâche1.

Par ses distinctions, le synonymiste contribue à diminuer les disputes qui s'opposent aux progrès de nos connaissances et apportent le trouble dans la société. Les mots les plus vagues, les plus susceptibles d'être regardés comme équivalents sont ceux qui représentent des idées abstraites et morales, parce qu'à celles-ci ne correspondent point d'objets dont la seule inspection puisse prévenir ou dissiper l'équivoque; ce sont précisément aussi ceux dont nous nous servons le plus souvent dans nos discours ordinaires, où ils produisent ou entretiennent des contestations sans fin. Comme ils manquent de précision et de netteté, ils sont pris en sens divers, de sorte que, plus on parle, moins on est d'accord. Parmi les philosophes, Locke est celui qui a le mieux senti ce vice et s'est le plus attaché à en combattre la cause; c'est le but principal qu'il se propose dans son Essai sur l'entendement humain, dont le troisième livre tout entier roule snr les mots. Mais le remède qu'il indique étant présenté dans une théorie toute métaphysique, et mêlé à des considérations générales qui l'enveloppent, n'est pas assez prochain, assez direct pour pouvoir s'appliquer aisément à chaque occasion. Il n'y a que les livres des synonymistes qui déterminent en particulier la valeur propre de tels termes, spécialement employés dans telle science ou dans telle conversation, de manière à la dégager de toute méprise provenant de ce que ces termes y auraient une valeur incertaine ou mal entendue. Sous ce rapport, ils rendent un grand service, eu égard à la gravité et à la fréquence du mal. Il nyme, est pour les langues, suivant notre grand historien, ce qu'est l'insecte au cœur de l'arbre. -Même opinion a été soutenue et développée par M. D. Nisard, littérateur philosophe, le plus ardent défenseur du bon sens et de la justesse dans les productions littéraires. Il croit également à la décadence au moins momentanée de notre langue, et il en donne également pour preuve principale l'abus des synonymes dont on se met peu en peine de distinguer la valeur propre.

1. Pour la propriété ce n'est pas assez d'être bien doué: il faut savoir la langue, et avoir pesé dans les écrits des modèles ce que valent les mots dont nous nous servirons à notre tour. Il faut que la science les place dans notre mémoire avec le titre qu'ils ont reçu des hommes de génie, lesquels font des mots une monnaie à effigie dont la valeur est déterminée........ Faut-il donc être savant pour parler ou pour écrire avec justesse? Sans doute. >> D. NISARD.

importe à la vérité comme à la paix du monde, que les hommes finissent par s'accorder sur les problèmes qu'ils discutent, ou sur les questions d'intérêt qui les divisent; et ce qui les en empêche pour l'ordinaire, c'est l'ignorance où ils sont de la propriété du langage. La plus grande partie des disputes sont purement verbales et tomberaient d'elles-mêmes si, en ayant soin de définir les termes et de les réduire aux collections déterminées des idées simples qu'ils signifient, on s'accoutumait à en faire toujours un usage juste et convenable.

Comme exercice intellectuel, ces mêmes études n'ont pas une moindre importance. Outre qu'elles nous rendent attentifs sur le choix des mots et sévères avec nous-mêmes, elles augmentent au plus haut point notre sagacité naturelle. L'esprit, suivant Montesquieu, consiste à connaître la ressemblance des choses diverses et la différence des choses semblables. Celui-là donc ne peut manquer d'acquérir de l'esprit, qui a l'habitude de chercher des différences fines et cachées entre les mots les plus semblables, jusqu'à paraître équivalents; il devient de plus en plus habile à pénétrer dans le fond des choses et à les discerner les unes d'avec les autres, talent inestimable, dont Labruyère a dit : « Après l'esprit de discernement, ce qu'il y a au monde de plus rare, ce sont les diamants et les perles. » Bacon (Nov. org. 1, 55) définit aussi l'esprit philosophique et scientifique, une facilité à apercevoir les ressemblances et les différences des choses; seulement, parmi ceux qui en sont doués, les uns planant et voltigeant au-dessus des objets, en remarquent davantage les ressemblances, tandis que les autres, plus opiniâtres et plus fins, plus capables de méditation, s'arrêtent et s'attachent davantage à en découvrir les différences même les plus subtiles. II n'importe guère, du reste, à quoi nos facultés se doivent adonner pour acquérir cette aptitude qui, une fois acquise, devient générale et applicable à tout et partout; témoin l'usage où nous sommes encore de développer les dispositions de nos enfants en leur faisant apprendre des langues qui ne se parlent plus, qu'ils ne parleront point, et dont ils n'éprouveront peut-être jamais, hors de l'école, le besoin ni l'envie de revoir les monuments littéraires.

Non-seulement, par cette occupation plus que par toute autre, l'esprit s'aiguise, se fortifie, gagne en puissance, mais encore il en résulte pour ses connaissances un effet non moins heureux. Le synonymiste n'est point, comme on se l'imaginerait volontiers, un éplucheur de mots dont les recherches n'ont aucun rapport à la pensée. Il n'étudie pas le discours, ainsi que le grammairien, quant à sa forme, mais quant à sa matière : c'est plutôt un logicien obligé par le but même qu'il se propose à ne voir les mots que relativement aux idées dont ils sont les types. Il ne dit rien des uns qui soit sans conséquence pour les autres, et il ne saurait donner de la précision aux premiers qu'il n'en donne en même temps aux dernières. Comme il subordonne sans cesse l'emploi des mots aux vues et aux opérations de l'esprit, il n'apprend à mieux parler qu'en apprenant à penser plus juste. Après sa Méthode de nomenclature chimique, Lavoisier publia un Traité élémentaire de chimie, au commencement duquel il remarque expressément que le second de ces ouvrages se trouve contenu dans le premier,

et qu'il n'a pu fixer la terminologie de la science sans en éclaircir les idées, sans faire la science elle-même. « Tandis que je croyais, dit-il, ne m'occuper que de nomenclature, tandis que je n'avais pour objet que de perfectionner le langage de la chimie, mon ouvrage s'est transformé insensiblement entre mes mains, sans qu'il m'ait éte possible de m'en défendre, en un traité élémentaire de chimie. C'est aussi ce qui arrive au synonymiste. Il semble ne s'occuper que de philologie pure; mais au fond c'est sur les idées qu'il opère. Loin de rester sans profit pour l'entendement, son travail, entrepris pour éclaircir les termes et en marquer en quelque sorte les contours, y répand nécessairement la clarté, tant le rapport est étroit entre le signe et l'idée signifiée. De là vient que les progrès intellectuels de l'enfant sont généralement en proportion de la connaissance qu'il acquiert de la valeur des mots. Veut-on, par exemple, expliquer précisément la force de signification inhérente à chacun des mots, Sagesse, prudence, vertu; ou Libre, indépendant; ou Justice, équité, droiture; ou Sobriété, frugalité, tempérance; ou Honnéte, civil, poli, affable, gracieux, courtois; ou Entendement, intelligence, conception, raison, jugement, sens, bon sens, esprit, génie; on aura moins à déterminer le sens littéral de chacun d'eux qu'à développer les caractères distinctifs de chaque qualité correspondante, d'après la propriété naturelle des termes d'où l'on voit que le travail du synonymiste sur une famille de mots semblables revient, à vrai dire, à un court traité ayant pour objet celui qui est indiqué par l'idée commune, et que la théorie contenue dans ce traité s'obtient en interrogeant, sur la valeur particulière des mots, l'usage, l'analyse, l'étymologie, ou quelque autre circonstance purement philologique. C'est pourquoi ces sortes d'études peuvent prêter un grand secours aux sciences psychologiques et morales particulièrement 1.

S'il existe une telle harmonie entre les mots et les idées, les distinctions du synonymiste ont, au point de vue de la morale et de l'ordre, une haute importance. En fixant la valeur des termes, elles contribuent à prévenir les égarements des esprits, à en refréner la licence, à rendre en quelque sorte inviolables certaines notions communes qui ne peuvent être ébranlées sans que la société et la civilisation soient mises en péril. Service supérieurement apprécié par M. Dupanloup dans son Discours de réception à l'Académie française. L'éloquent prélat a fait voir combien il est nécessaire pour le maintien de l'ordre et la sécurité de la vie humaine que les mots aient des significations distinctes et rigoureuses. Suivant lui, un dictionnaire bien fait sous le rapport des définitions serait une des colonnes de la raison et de la société; et constater ou rétablir le vrai sens des mots, c'est, en conservant à une nation la vérité et la sagesse, la préserver des perturbations intellectuelles et sociales que les idées fausses ou confuses amènent inévitablement.

Tels sont les avantages principaux attachés dans chaque langue à la comparaison des mots communément réputés synonymes. A quoi on peut ajouter encore par rapport aux étrangers, qu'elle leur facilite la connaissance d'une 1. Voy. le

vie et dernier de cette introduction, p. Lxx et suiv.

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