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s'en servir qu'avec une grande précaution, car il n'en est pas qui prête davantage à l'arbitraire et aux conjectures forcées.

Ce travail préparatoire achevé, chacun des mots synonymes pris séparément ayant été ramené à sa valeur propre, ou tout au moins éclairé par l'une de ses acceptions, la distinction doit s'opérer avec une grande facilité. Un simple rapprochement fera ressortir les influences diverses exercées sur l'idée commune par des termes dont les propriétés seront désormais évidentes: il ne restera plus qu'à justifier et à corroborer par l'usage les différences ainsi obtenues.

L'usage parlé ne saurait faire autorité : ou il est insaisissable, ou rien ne prouve que celui que chacun est à portée de recueillir soit le plus général et qu'il ait des chances de durée. « C'est aux bons auteurs, a dit Montaigne, d'enchaîner et de clouer la langue à leurs livres 1. » Au point de vue où nous nous sommes placé, nous ne pouvons faire cas que de l'usage écrit. Nous travaillons pour l'instruction des contemporains, en puisant nos leçons dans les monuments d'une langue fixe, soit qu'elle doive longtemps encore continuer à être en vigueur, ou bien se défigurer promptement au point de devenir simplement classique et de n'être plus étudiée qu'à titre de langue morte. Tous les écrivains que nous consultons ont vécu avant le XIXe siècle; en deçà du xvin, nous ne reconnaissons point de guide, si ce n'est le Dictionnaire de l'Académie pour ce qui regarde les phrases usuelles qui ont cours depuis longtemps. Du reşte, avec cette manière toute positive et tout empirique de concevoir la tâche des synonymistes, l'emploi des citations acquiert une importance qu'il ne pouvait avoir jusque-là. Il ne s'agit plus, comme au temps de Girard, de deviner par goût, et à force de sagacité, l'usage actuel, mais de constater par la pratique des grands maîtres, et les pièces en main, l'usage ancien, qu'il soit ou non passé présentement; il s'agit de faire pour la langue française ce que Doderlein vient d'exécuter avec tant de bonheur pour la langue latine. En assurant à cette étude le caractère et l'avenir d'une science, Roubaud et M. Guizot ont vu combien elle devait s'appuyer sur des exemples tirés des écrivains classiques; mais à cet égard, le dernier n'a donné que le précepte, et si le premier y a joint l'application, ce n'a jamais été d'une manière large et générale; il était trop préoccupé des détails de l'étymologie et de sa polémique avec les précédents synonymistes, pour produire autre chose que des essais en tout genre.

L'usage peut être ou commun ou particulier, ou renfermé dans des phrases et des locutions partout reçues et employées, ou emprunté de tels ou tels auteurs célèbres. Comme il rend au philologue un service inégal sous ces deux formes, il convient d'en traiter séparément.

L'usage commun fournit une instruction plus décisive; il ne vient pas seule

1. « Il faut absolument s'en tenir à la manière dont les bons auteurs ont parlé une langue; et quand on a un nombre suffisant d'auteurs approuvés, la langue est fixée.... Il me semble que, lorsqu'on a eu dans un siècle un nombre suffisant de bons écrivains, devenus classiques, il n'est plus guère permis d'employer d'autres expressions que les leurs, et qu'il faut leur donner le même sens, on bien dans peu de temps le siècle présent n'entendrait plus le siècle passé. » VOLT.

ment à l'appui des différences trouvées, il peut aussi en faire découvrir qui jusque-là demeuraient cachées. Lorsqu'on connaît la différence générale de deux termes synonymes, on sait dans quels cas on doit employer l'un et l'autre exclusivement. Mais réciproquement, si on parvient à constater des cas où l'un soit de rigueur et l'autre impossible, avec un peu de réflexion on apercevra l'idée accessoire qui rend le premier seul capable de figurer dans ces cas, et partant, sa valeur propre en général. C'est pourquoi il faut rechercher avec soin les idiotismes, les phrases faites et les locutions proverbiales dans lesquelles entre un mot donné comme il ne peut y être remplacé par aucun synonyme, le sens entier de la phrase en révélera la raison, et cette raison révélera le caractère propre du mot. Ainsi, on dit communément : Qui aime bien châtie bien, et l'usage ne souffre pas que dans cette locution on substitue punir à châtier: d'où il est permis de conclure que la raison de ce privilége attribué à châtier se trouve dans son vrai sens, qui est apparemment, infliger une peine pour rendre meilleur et empêcher de retomber en faute. On dit, des tours d'adresse, et non, des tours de capacité ou d'habileté : donc l'adresse signifie un trait, quelque acte particulier, tandis que la capacité et l'habileté ont rapport à de longues séries d'actes, à la conduite de toute une affaire compliquée ou de tout un ordre d'affaires. On ne dit point, agir indolemment et paresseusement, comme on dit, agir nonchalamment et négligemment : c'est une preuve que l'indolence et la paresse font qu'on n'agit pas, tandis que la nonchalance et la négligence font qu'on n'agit pas convenablement. On est indifférent ou insensible à quelque chose; on ne dit pas de même, apathique ou indolent à quelque chose: donc l'indifférence et l'insensibilité ont quelque chose de plus déterminé, de plus accidentel, de plus relatif, et l'apathie et l'indolence sont plus générales et absolues; ce sont plutôt des défauts du caractère, des qualités permanentes, considérées en elles-mêmes et indépendamment de toute application. On a de l'antipathie, on prend en aversion: par conséquent, l'une a son principe dans le tempérament même, et l'autre tient à des habitudes contractées, à des associations d'idées; on s'en rend compte, on voit quand et pourquoi elle a commencé.

En consultant l'usage particulier, on veut seulement s'assurer et faire voir que les bons écrivains ont employé les termes avec les différences qu'on vient de leur assigner; moyen de vérification dont il faut bien peser la valeur. Si un auteur estimé place une expression de manière à lui donner visiblement la nuance proposée, il en résulte, en faveur de la réalité de celle-ci, une forte présomption, étant probable que l'auteur a fait un choix, a agi de dessein formé. Néanmoins, comme cela n'est que probable, comme peut-être, dans les mêmes circonstances, le même auteur ou un autre, au su ou à l'insu du synonymiste, s'est servi plusieurs fois d'une autre expression, ce que le lecteur peut toujours soupçonner, les citations ne sont tout à fait concluantes que quand les termes synonymes s'y trouvent ensemble avec les rapports d'opposition qui viennent d'être mis entre eux. On a distingué, je suppose, tonnerre et foudre, sermon et prédication, stature et taille, service et bienfait, en disant que le tonnerre est le

bruit que fait le fluide électrique dans certains orages, et la foudre le fluide électrique lui-même en tant qu'il produit certains effets, celui de frapper, de renverser, de briser; que le sermon l'emporte sur la prédication en apprêt et en solennité; que la stature est par rapport à la taille quelque chose d'extraordinaire; que le service vient d'un inférieur, et le bienfait d'un supérieur. C'est ce que pourront ensuite confirmer des passages tels que ceux qu'on trouvera rapportés aux articles Tonnerre et foudre 1, Sermon ct prédication, Stature et taille3, Service, bienfait, etc.'; passages dans lesquels des écrivains considérables ont employé les deux mots en leur attribuant manifestement les nuances distinctives qui viennent d'être marquées. Voilà les exemples auxquels il faut s'attacher par préférence: eux seuls ne laissent aucun doute sur le sentiment de l'auteur dont le témoignage est invoqué.

A la vérité, l'usage commun l'emporte toujours sur l'usage particulier, par la raison que, en matière de langage, l'autorité de tous vaut toujours mieux que l'autorité d'un seul ou de quelques-uns. Toutefois, lorsque l'usage particulier est aussi formel que nous venons de le supposer, il mérite qu'on en tienne grand compte, et alors il peut aussi passer non-seulement pour un contrôle, mais encore pour un moyen de découverte qu'il faut employer concurremment avec les premiers, l'étymologie et la considération d'une, de plusieurs ou de toutes les applications du mot, autres que celle qui est en question. Beauzée a donc tort, à notre avis, de partager la tâche qui a pour objet la formation d'un bon dictionnaire des synonymes entre deux classes de savants, les uns assignant avec précision, comme Girard, les caractères distinctifs des synonymes, les autres recueillant les preuves de fait, que leurs lectures pourront leur présenter dans nos meilleurs écrivains, de la différence qu'il y a entre plusieurs synonymes de notre langue. Ce sont là deux opérations très-souvent nécessaires l'une à l'autre, qui doivent être faites simultanément et par les mêmes hommes. Mais il a raison d'ajouter qu'il faut s'attacher surtout aux phrases où les auteurs n'ont pensé qu'à s'exprimer avec justesse, et qu'il faut spécialement compter sur les auteurs les plus philosophes, et préférer ceux de leurs ouvrages qui sont les plus philosophiques. D'où il suit que les poètes doivent avoir, sous ce rapport, un crédit restreint: la plupart, comme chacun sait, regardent moins souvent, dans le choix des mots, à leur justesse, qu'à l'harmonie, à la mesure et à la rimes.

Une fois que les différences sont trouvées et justifiées, il s'agit de les présenter

1. Voy. p. 994

2. Voy. p. 942.

3. Voy. p. 964.

4. Voy. p. 944.

5. L'assujettissement à la rime fait que souvent on ne trouve dans la langue qu'un seul mot qui puisse finir un vers: on ne dit presque jamais ce qu'on voulait dire: on ne peut se servir du mot propre. VOLT.

Le plus éloigné synonyme,

Chez nous, rimeurs, passe à la rime. SCARR.

de manière à porter dans les esprits la lumière et la conviction; dernière partie de la tâche, qui a aussi son importance et ses difficultés. Deux méthodes y peuvent être suivies : l'une, dogmatique et succincte, cherche à frapper d'abord par une formule nette, tranchante, catégorique, cù les mots sont mis dans une opposition aussi grande que possible, sauf à y ajouter des développements et des preuves; l'autre, analytique et descriptive, ne donne le résultat qu'en forme de conclusion, et après avoir reproduit tout au long le travail qu'il a fallu pour y arriver. La première, dont Girard offre le modèle, est plus commode, plus satisfaisante pour le lecteur et plus propre à l'éclairer; mais elle donne lieu à de perpétuelles antithèses, qui peuvent dégénérer en jeux de mots. La seconde, qui est celle de Roubaud, a moins de charme: mais elle inspire plus de confiance, en faisant participer le lecteur à toutes les recherches, en ne l'amenant que pas à pas à admettre l'opinion de son guide. Cependant, tout bien considéré, cette dernière nous paraît inférieure, parce qu'elle a pour écueil ordinaire, presque inévitable, la diffusion, et que la diffusion engendre trop souvent la confusion, défaut capital dans de pareils ouvrages. Au surplus, la réserve qu'elle affecte n'est qu'apparente, l'auteur ayant son idée toute faite dès l'abord; et la plupart des lecteurs ne se soucient guère de suivre lentement le synonymiste dans tous ses tâtonnements, dans toutes les voies qu'il est obligé d'essayer.

Mais la simple énonciation des différences, quelque précise et significative qu'elle soit, sera parfois insuffisante à rendre avec exactitude des nuances nécessairement délicates. Il faudra donc insister; il faudra citer des phrases où chacun des termes synonymes figure avec le caractère qui lui est assigné, et où l'on sente bien qu'il convient seul. Tous les synonymistes le pratiquent ainsi. Mais, comme ils composent eux-mêmes ces phrases, on a toujours lieu de craindre qu'ils ne soient pas les interprètes fidèles de l'usage, qu'ils ne fassent violence au génie de la langue en la contraignant de se plier à des distinctions préétablies. Si de cette façon ils réussissent à expliquer leur pensée, ils n'en montrent point la justesse. Il faudrait donc ici s'en tenir exclusivement à des exemples empruntés aux auteurs classiques: on n'a pas le droit de faire parler l'usage, mais seulement d'en recueillir les décisions.

On peut avoir recours à un autre moyen pour mettre en évidence les nuances propres des synonymes: il consiste à marquer à chacun d'eux son contraire. On distinguera, par exemple, la pétulance de la turbulence, la première agressive, la seconde inquiète et brouillonne, en disant que pétulant est opposé à retenu et turbulent à paisible. A la fois et ensemble marquent, l'un simultanéité, l'autre union ou réunion : l'un se rapporte au temps et signifie le contraire de successivement, l'autre a rapport à l'espace et veut dire le contraire de séparément. On opposera de même aimer à haïr, chérir à détester; gloire à obscurité, honneur à honte; petit à grand, menu à gros, mince à épais, exigu à ample, fin à grossier, etc. Mais il faut bien prendre garde que les contraires ne soient synonymes entre eux, car alors on reculerait simplement la difficulté, ou même on l'augmenterait, au lieu de la résoudre. Quelquefois on atteindra le même but

en indiquant avec quels autres mots ceux qu'on examine ont plus de rapport. Ainsi, pour rendre saillante la différence d'imaginaire et de chimérique, on fera remarquer la ressemblance de l'un avec faux, feint, controuvé, et celle de l'autre avec vain, sans solidité, sur quoi il ne faut faire aucun fond; ce qu'attestent les locutions, crime, péril imaginaires, et, projet, désirs, secours chimériques.

Que si, même en commençant, alors qu'il s'agit principalement de donner l'intelligence de ses distinctions, le synonymiste doit rechercher des éclaircissements qui soient en même temps des preuves, à plus forte raison s'appliquerat-il ensuite à justifier le résultat de son travail. Il fera connaître le sens propre de chaque mot, soit qu'il le dérive de son étymologie, soit qu'il le forme en considérant ses autres applications; enfin il citera brièvement les exemples les plus essentiels de l'usage commun ou particulier qui impliquent ou lui semblent impliquer les différences par lui signalées.

Telle est la méthode des synonymes étymologiques. Quant aux synonymes mixtes, c'est-à-dire à ceux qui, outre des radicaux divers, ont pour fondement de différence des préfixes ou des terminaisons ou quelques autres caractères grammaticaux particuliers, leur distinction s'opère et par les moyens propres aux synonymes étymologiques et à l'aide des règles applicables aux synonymes grammaticaux. Il n'y a donc ici rien à dire qui les concerne spécialement. Nous ferons seulement à leur sujet deux courtes remarques. D'abord, il ne faut pas attacher le même prix aux différences provenant des modifications grammaticales, dont les termes synonymes sont affectés, et à celles qui tiennent à la diversité des radicaux : les premières sont en général plus légères ou moins essentielles, et n'ont de grande valeur qu'au défaut des autres. Cependant, on aurait tort de les dédaigner dans aucun cas, à moins qu'elles ne soient manifestement futiles et superflues après d'amples instructions fournies par l'examen comparatif des radicaux. D'un autre côté, en considérant les synonymes mixtes sous le point de vue grammatical on devra s'assurer avant tout s'il n'y en a pas qui soient des radicaux purs, les autres ayant ou des préfixes ou des terminaisons significatives, et si les uns sont à bases nominales et les autres à bases verbales. Ces deux circonstances importent plus à savoir que la valeur particuhère de telle préfixe ou de telle terminaison, parce qu'elles influent davantage sur le sens 1.

Mais il reste toute une classe de synonymes dont les principes de distinction n'ont point encore été signalés : ce sont ceux dont la principale ou l'unique différence dépend de ce qu'ils tirent leur origine de diverses langues anciennes qui ont concouru à la formation de la nôtre. Considération qui peut être d'un puissant secours et dont les synonymistes, à l'exception de Roubaud, ont rarement tenu compte.

Trois langues ont fourni des éléments à la nôtre, savoir d'une part, la langue vulgaire parlée dans les Gaules même encore sous la domination

1. Voy. p. XXXVI, XXXVII et Xxxviii.

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