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PRÉFACE.

Il y a plus de vingt ans que je commençai à prendre pour objet spécial de mes études la synonymie française. J'y fus amené par la découverte d'un dictionnaire de Condillac encore présentement inédit. Cet ouvrage, d'un auteur si justement renommé parmi les grammairiens philosophes, excita d'abord ma curiosité, et, à la lecture, il me parut en effet très-remarquable relativement aux définitions. Un esprit aussi droit n'avait pu ignorer combien sous ce rapport tous les dictionnaires sont défectueux et peu satisfaisants. Choqué de ce vice, il avait conçu comme Girard le moyen d'y porter remède, mais différemment la manière de l'appliquer. Suivant Girard, il doit exister dans chaque langue, indépendamment et séparément du vocabulaire, un livre des synonymes qui en soit le complément indispensable. Condillac n'est pas de cet avis. Si on l'en croit, les distinctions synonymiques ne seront point isolées des définitions qu'elles ont pour but d'éclaircir ou de justifier; mais dans le dictionnaire général, au commencement de chaque article, on comparera le mot, dont il y est question, avec tous ceux qui lui ressemblent le plus pour le sens, ou on renverra à l'article où cette comparaison a lieu, de telle sorte que la valeur du mot soit déterminée immédiatement et tout d'un coup.

Exécuté selon ce plan, le dictionnaire de Condillac se distingue par l'originalité de sa composition. Mais ce qui me frappa le plus en le lisant et ce qu'il s'agit surtout de constater ici, c'est qu'il contient une foule de synonymes, rangés en familles et expliqués avec cette netteté qui fait le charme et le prix de tous les écrits sortis de la même plume. Ma première idée fut de mettre au jour ces richesses, enfouies jusque

SYN. FRANC.

là, en les joignant à celles que M. Guizot avait recueillies dans son Nouveau dictionnaire des synonymes. Mais je ne tardai guère à étendre mes vues, à m'élever dans ma pensée au-dessus du rôle de simple éditeur. J'avais pris goût à ce genre de recherches; je m'y adonnais avec ardeur; je m'entourais de tous les livres qui traitent de la distinction des mots synonymes dans les langues modernes ou anciennes. Outre celui de Condillac, pour ce qui regarde la synonymie française, je m'en étais procuré plusieurs, publiés depuis peu, mais sans succès, quoique ayant des parties estimables, et, entre autres, le Nouveau choix de synonymes français de Leroy de Flagis'. D'ailleurs, l'étude attentive des traités de synonymie étrangère, qu'aucun philologue français n'avait encore pris la peine de consulter, me démontra bientôt qu'il était possible, avec des précautions, d'en tirer le plus grand parti. Les étrangers avaient commencé par tourner au profit de leurs langues les distinctions de Girard; il devint évident pour moi que rien n'empêche qu'ils ne nous rendent à leur tour un service analogue, pourvu que nous sachions le leur demander.

Je conçus done une vaste entreprise, ayant pour objet d'élever à la synonymie française un véritable monument, en employant et en fondant dans une œuvre unique, selon des règles certaines, tous les essais antérieurs, tant ceux qu'avait rassemblés l'auteur du dernier recueil général, M. Guizot, que ceux qu'il n'avait pu connaître. C'était dans la circonstance, pour le bien de la science et l'utilité des lecteurs, le seul parti convenable. Fallait-il aux anciennes distinctions continuer sans fin et sans fruit à en ajouter d'autres, ou identiques ou contradictoires, qui viendraient s'entasser pêle-mêle et comme par alluvion dans une compilation indigeste? Non sans doute; c'eût été augmenter de plus en plus le désordre, la confusion et l'incertitude, qui rendent si

1. Paris, 1812. 2 vol. in-8".

imparfaits et si peu profitables les dictionnaires, prétendus universels, de mes prédécesseurs immédiats.

Dans une théorie sur les synonymes, M. Guizot, il y a près d'un demi-siècle, invitant les grammairiens de l'époque à suivre la route qu'il se bornait à indiquer, leur recommandait de ne point s'arrêter aux détails, aux recherches particulières, mais de s'élever aux généralités et aux vues d'ensemble, afin « de ne pas perdre le fruit des lumières acquises et des matériaux amassés. » Jusqu'ici personne encore n'avait répondu à son appel; tant ces études abstraites et sévères étaient peu capables de tenter nos écrivains philosophes, au milieu d'un siècle entièrement absorbé par des occupations d'un intérêt plus sensible. Sans les encouragements de cet esprit supérieur qui a bien voulu être mon guide, jamais peut-être je ne me serais chargé de cette tâche, bien que pleinement convaincu que, avec des ressources dont personne n'avait disposé avant moi et en remaniant le sujet d'une manière générale et philosophique, je parviendrais à former de la substance de tous les ouvrages précédents du même genre un ouvrage plus méthodique, mieux ordonné et incomparablement plus utile.

A présent que ce travail de synthèse et d'organisation est achevé, et le moment venu d'en exposer le fruit au grand jour de la publicité, je ne puis me défendre d'un sentiment de crainte en pensant aux imperfections inévitables dans une œuvre de si longue haleine. J'espère pourtant qu'elles seront compensées aux yeux du lecteur par des qualités particulières. De tous les dictionnaires des synonymes français, celui-ci est le plus complet; c'est le seul qui reproduise en un corps d'ouvrage unique et sous une forme raisonnée tout ce qui jusqu'à présent avait été écrit d'essentiel sur cette matière; le seul de quelque étendue qui ne se réduise pas à une simple compilation, remplie de contradictions et de doubles emplois; le seul qui commence chaque article en marquant l'idée commune à tous les mots dont il y est question; le seul enfin dans

lequel les distinctions établies se trouvent justifiées par des citations décisives empruntées à nos écrivains du xvi° siècle et du xvi les plus purs et les plus justement estimés.

:

La première partie a déjà subi l'épreuve de l'opinion. C'est, avec un peu moins d'appareil scientifique, le livre que j'avais publié en 1841 afin de pressentir le succès du tout par celui de ce fragment. Or, en voyant la manière dont l'Institut, l'Université et, dans la presse, les écrivains les plus compétents ont accueilli cet essai, je ne puis m'empêcher d'attendre avec quelque confiance le sort réservé dans le public au dictionnaire tout entier. La partie déjà connue, et que j'ai dû perfectionner après les encouragements très-flatteurs dont elle a été l'objet, se retrouve ici avec de notables améliorations toutes les distinctions ont été revues, quelques-unes éclaircies ou réformées; le long article qui se rapporte à la synonymie des adverbes et des phrases adverbiales a été refait en entier; de nouveaux développements et de nouveaux exemples ont augmenté de près d'un tiers l'œuvre primitive, en même temps qu'elle était purgée avec le plus grand soin des fautes qu'y avait relevées la critique. Quant à la seconde partie, à celle qui n'avait point encore vu le jour, elle se recommande par sa nature même : elle sera vraisemblablement plus goûtée que la première, parce qu'elle est moins abstraite, moins mêlée de théorie.

Les circonstances, du reste, paraissent être favorables pour rappeler l'attention du public sur ces études si injustement négligées, pour ne pas dire totalement inconnues.

Au xvin siècle, plusieurs écrivains philosophes, Voltaire, Condillac, d'Alembert et Diderot, imitant l'abbé Girard, s'appliquèrent à distinguer les mots synonymes, bien convaincus qu'ils étaient de l'utilité de leurs efforts pour fixer, pour rendre désormais invariable la qualité de notre langue la plus caractéristique, sa précision. Mais, au commencement de notre époque, leurs erreurs en métaphysique et en morale firent tort

dans l'opinion à leurs travaux et à leurs productions philologiques. Comme on réprouva les unes, on rejeta les autres, quoiqu'il n'y ait entre les unes et les autres aucune connexité. Les funestes doctrines des Encyclopédistes n'empêchent pas qu'ils n'aient possédé au plus haut degré l'esprit philosophique et qu'ils ne l'aient fort heureusement employé, sinon à rendre la langue française plus parfaite, au moins à en perpétuer l'usage, en faisant mieux connaître toutes ses perfections et son aptitude merveilleuse à servir tous les besoins de la pensée. Aujourd'hui que l'ardeur de la réaction s'est calmée et que la philosophie a repris la droite voie, nous sommes plus capables de juger sans passion le siècle dernier, nous avons moins de peine à reconnaître les services qu'il a rendus à la langue et à estimer, comme écrivains, des hommes que nous condamnons absolument ou en partie comme philosophes. Avec ces dispositions à l'impartialité, notre temps, selon toute apparence, saura convenablement apprécier dans le présent livre une des meilleures choses que nous ait laissées la philosophie du xvIIIe siècle, c'est-à-dire ses observations sur les significations exactes des mots vulgairement réputés synonymes.

Notre littérature et notre langue classiques jouissent en ce moment d'un retour de faveur signalé. Jamais on n'en a mieux senti le prix que depuis certaines tentatives d'indépendance dont on ne s'avise plus guère de vanter le succès. Jamais on n'a plus généralement reconnu notre impuissance à réussir dans les lettres autrement qu'en nous remettant sous la forte discipline des grands écrivains, qui n'y ont si merveilleusement réussi qu'à cause de la parfaite conformité de leurs idées et de leurs expressions avec notre caractère national. Le temps n'est plus où, sous prétexte de donner l'essor au génie, on prenait plaisir à dénigrer notre passé littéraire, où on regardait comme une marque de petitesse d'esprit d'observer des règles, de respecter la tradition et l'usage, de rechercher dans l'emploi des mots la netteté et la justesse. Pour le style

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