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des hommes ne font dotiles que dans leur jeuneffe, ils deviennent incorrigibles en vieilliffant; quand une fois les coutumes font établies & les préjugés enracinés, c'eft une entreprise dangereufe & vaine de vouloir les réformer; le peuple ne peut pas même fouffrir qu'on touche à fes maux pour les détruire, femblable à ces malades ftupides & fans courage qui frémiffent à l'aspect du médecin.

Ce n'eft pas que, comme quelques maladies bouleverfent la tête des hommes & leur ôtent le fouvenir du paffé, il ne fe trouve quelquefois dans la durée des Etats des époques violentes où les révolutions font fur les peuples ce que certaines crises font fur les individus, où l'horreur du paffé tient lieu d'oubli, & où l'Etat, embrafé par les guerres civiles, renaît pour ainfi dire de fa cendre & reprend la vigueur de la jeuneffe en fortant des bras de la mort. Telle fut Sparte au temps de Lycurgue, telle fut Rome après les Tarquins, & telles ont été parmi nous la Hollande & la Suiffe après l'expulfion des tyrans.

Mais ces événemens font rares; ce font

des exceptions dont la raison fe trouve toujours dans la conftitution particuliere de l'Etat excepté. Elles ne fauroient même avoir lieu deux fois pour le même peuple, car il peut fe rendre libre tant qu'il n'est que barbare, mais il ne le peut plus quand le reffort civil eft ufé. Alors les troubles peuvent le détruire fans que les révolutions puiffent le rétablir, & fi-tôt que fes fers font brifés, il tombe épars & n'existe plus : il lui faut déformais un maître & non pas un libérateur. Peuples libres, fouvenezvous de cette maxime on peut acquérir la liberté; mais on ne la recouvre jamais.

La jeuneffe n'eft pas l'enfance. Il est pour les nations comme pour les hommes un temps de jeuneffe, ou fi l'on veut de maturité qu'il faut attendre avant de les foumettre à des lois ; mais la maturité d'un peuple n'est pas toujours facile à connoître, & fi on la prévient l'ouvrage eft manqué. Tel peuple eft difciplinable en naiffant, tel autre ne l'eft pas au bout de dix fiecles. Les Ruffes ne feront jamais vraiment policés, parce qu'ils l'ont été trop tôt. Pierre avoit le génie imitatif; il n'avoit pas le vrai génie, celui qui

crée & fait tout de rien. Quelques-unes des chofes qu'il fit étoient bien, la plupart étoient déplacées. Il a vu que fon peuple étoit barbare, il n'a point vu qu'il n'étoit pas mûr pour la police; il l'a voulu civilifer quand il ne falloit que l'aguerrir. Il a d'abord voulu faire des Allemands, des Anglois, quand il falloit commencer par faire des Ruffes; il a empêché fes fujets de jamais devenir ce qu'ils pourroient être, en leur persuadant qu'ils étoient ce qu'ils ne font pas. C'est ainfi qu'un précepteur François forme fon éleve pour briller un moment dans fon enfance, & puis n'être jamais rien. L'Empire de Ruffie voudra subjuguer l'Europe & fera fubjugué lui-même. Les Tartares fes fujets ou fes voifins deviendront fes maîtres & les nôtres cette révolution me paroît infaillible. Tous les Rois de l'Europe travaillent de concert à l'accélérer.

CHAPITRE IX.

Suite.

COMME la nature a donné des termes à

la ftature d'un homme bien conformé, paffé lefquels elle ne fait plus que des géans ou des nains, il y a de même, eu égard à la meilleure conftitution d'un Etat, des bornes à l'étendue qu'il peut avoir, afin qu'il ne foit ni trop grand pour pouvoir être bien gouverné, ni trop petit pour pouvoir fe maintenir par lui-même. Il y a dans tout Corps politique un maximum de force qu'il ne fauroit paffer, & duquel fouvent il s'éloigne à force de s'aggrandir. Plus le lien focial s'étend, plus il fe relâche, & en général un petit Etat est proportionnellement plus fort qu'un grand.

Mille raifons démontrent cette maxime. Premiérement, l'administration devient plus pénible dans les grandes diftances, comme un poids devient plus lourd au bout d'un plus grand levier. Elle devient auffi plus.

onéreufe à mesure que les degrés fe multiplient; car chaque ville a d'abord la fienne que le peuple paie, chaque diftrict la fienne encore payée par le peuple, enfuite chaque province, puis les grands Gouvernemens > les Satrapies, les Vice-royautés qu'il faut toujours payer plus cher à mesure qu'on monte, & toujours aux dépens du malheureux peuple: enfin vient l'administration fuprême qui écrafe tout. Tant de furcharges épuifent continuellement les fujets; loin d'être mieux gouvernés par tous ces différens ordres, ils le font moins bien que s'il n'y en avoit qu'un feul au-deffus d'eux. Cependant à peine refte-t-il des reffources pour les cas extraordinaires, & quand il y faut recourir, l'Etat est toujours à la veille

de fa ruine.

Ce n'eft pas tout; non-feulement le Gouvernement a moins de vigueur & de célérité pour faire obferver les lois, empêcher les vexations, corriger les abus, prévenir les entreprises féditieuses qui peuvent se faire dans des lieux éloignés, mais le peuple a moins d'affection pour fes chefs qu'il ne voit jamais, pour la patrie qui eft à fes

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