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haute chance de bonheur temporel. Ce qui a été dit sur les supplices, sur les maladies et sur les remords ne laisse pas subsister le moindre doute sur ce point. J'ai surtout fait une attention particulière à ces deux axiomes fondamentaux: savoir, en premier lieu, que nul homme n'est puni comme juste, mais toujours comme homme, en sorte qu'il est faux que la vertu souffre dans ce monde : c'est la nature humaine qui souffre, et toujours elle le mérite; et secondement, que le plus grand bonheur temporel n'est nullement promis, et ne saurait l'être, à l'homme vertueux mais à la vertu. Il suffit en effet, pour que l'ordre soit visible et irréprochable, même dans ce monde, que la plus grande masse de bonheur soit dévolue à la plus grande masse de vertus en général; et l'homme étant donné tel qu'il est, il n'est pas même possible à notre raison d'imaginer un autre ordre de choses qui ait seulement une apparence de raison et de justice. Mais comme il n'y a point d'homme juste, il n'y en a point qui ait droit de se refuser à porter de bonne grâce sa part des misères humaines, puisqu'il est nécessairement criminel ou de sang criminel; ce qui nous a conduits à examiner à

fond toute la théorie du péché originel, qui est malheureusement celle de la nature humaine. Nous avons vu dans les nations sauvages une image affaiblie du crime primitif ; et l'homme n'étant qu'une parole animée, la dégradation de la parole s'est présentée à nous, non comme le signe de la dégradation humaine, mais comme cette dégradation même ; ce qui nous a valu plusieurs réflexions sur les langues et sur l'origine de la parole et des idées. Ces points éclaircis, la prière se présentait naturellement à nous comme un supplément à tout ce qui avait été dit, puisqu'elle est un remède accordé à l'homme pour restreindre l'empire du mal en se perfectionnant lui-même, et qu'il ne doit s'en prendre qu'à ces propres vices, s'il refuse d'employer ce remède. A ce mot de prière nous avons vu s'élever la grande objection d'une philosophie aveugle ou coupable, qui, ne voyant dans le mal physique qu'un résultat inévitable des lois éternelles de la nature, s'obstine à soutenir que par là même il échappe entièrement à l'action de la prière. Ce sophisme mortel a été discuté et combattu dans le plus grand détail. Les fléaux dont nous sommes frappés, et qu'on

nomme très justement fléaux du ciel, nous ont paru les lois de la nature précisément comme les supplices sont des lois de la société, et par conséquent d'une nécessité purement secondaire qui doit enflammer notre prière, loin de la décourager. Nous pouvions sans doute nous contenter à cet égard des idées générales, et n'envisager toutes ces sortes de calamités qu'en masse : cependant nous avons permis à la conversation de serpenter un peu dans ce triste champ, et la guerre surtout nous a beaucoup occupés. C'est, je vous l'assure, celle de toutes nos excursions qui m'a le plus attaché; car vous m'avez fait envisager ce fléau de la guerre sous un point de vue tout nouveau pour moi, et je compte y réfléchir encore de toutes mes forces.

LE SÉNATEUR.

Pardon si je vous interromps, M. le chevalier; mais avant d'abandonner tout à fait l'intéressante discussion sur les souffrances du juste, je veux encore soumettre à votre examen quelques pensées que je crois fondées et qui peuvent, à mon avis, faire considérer les peines temporelles de cette vie comme

l'une des plus grandes et des plus naturelles solutions de toutes les objections élevées sur ce point contre la justice divine. Le juste, en sa, qualité d'homme, serait néanmoins sujet à tous les maux qui menacent l'humanité; et comme il n'y serait soumis précisément qu'en cette qualité d'homme, il n'aurait nul droit de se plaindre; vous l'avez remarqué, et rien n'est plus clair; mais vous avez remarqué de plus, ce qui malheureusement n'a pas besoin de preuve, qu'il n'y a point de juste dans la rigueur du terme d'où il suit que tout homme a quelque chose à expier. Or, si le juste ( tel qu'il peut exister) accepte les souffrances dues à sa qualité d'homme, et si le justice divine à son tour accepte cette acceptation, je ne vois rien de si heureux pour lui, ni de si évidemment juste.

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Je crois de plus en mon âme et conscience que si l'homme pouvait vivre dans ce monde exempt de toute espèce de malheurs, il finirait par s'abrutir au point d'oublier complétement toutes les choses célestes et Dieu même. Comment pourrait-il, dans cette supposition, s'occuper d'un ordre supérieur, puisque dans celui même où nous vivons, les misères qui nous accablent ne peuvent

nous désenchanter des charmes trompeurs de cette malheureuse vie?

LE CHEVALIER.

Je ne sais si je suis dans l'erreur, mais il me semble qu'il n'y aurait rien de si infortuné qu'un homme qui n'aurait jamais éprouvé l'infortune: car jamais un tel homme ne pourrait être sûr de lui-même, ni savoir ce qu'il vaut. Les souffrances sont pour l'homme vertueux ce que les combats sont pour le militaire : elles le perfectionnent et accumulent ses mérites. Le brave s'est-il jamais plaint à l'armée d'être toujours choisi pour les expéditions les plus hasardeuses? Il les recherche au contraire et s'en fait gloire pour lui, les souffrances sont une occupation, et la mort une aventure. Que le poltron s'amuse à vivre tant qu'il voudra, c'est son métier; mais qu'il ne vienne point nous étourdir de ses impertinences sur le malheur de ceux qui ne lui ressemblent pas. La comparaison me semble tout à fait juste: si le brave remercie le général qui l'envoie à l'assaut, pourquoi ne remercierait-il pas de même Dieu qui le fait souffrir? Je ne sais comment cela se fait, mais il est cependant sûr que l'homme gagne à souffrir

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