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étonnera sans doute; mais pour moi c'est une vérité incontestable : « L'homme étant donné avec sa raison, ses sentiments et ses affections, il n'y a pas moyen dexpliquer comment la guerre est possible humainement. » C'est mon avis très réflechi, La Bruyère décrit quelque part cette grande extravagance humaine avec l'énergie que vous lui connaissez. Il y bien des années que j'ai lu ce morceau; cependant je me le rappelle parfaitement: il insiste beaucoup sur la folie de la guerre ; mais, plus elle est folle, moins elle est explicable.

LE CHEVALIER.

Il me semble cependant qu'on pourrait dire, avant d'aller plus loin que les rois vous commandent, et qu'il faut marcher.

LE SÉNATEUR.

Oh! pas du tout, mon cher chevalier, je vous en assure. Toutes les fois qu'un homme, qui n'est pas absolument un sot, vous présente une question comme très problématique après y avoir suffisamment songé, défiezvous de ces solutions subites qui s'offrent à l'esprit de celui qui s'en est ou, légèrement

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ou point du tout occupé : ce sont ordinairement de simples aperçus sans consistance, qui n'expliquent rien et ne tiennent pas devant la réflexion. Les souverains ne commandent efficacement et d'une manière dura ble dans le cercle des choses avouées que par l'opinion; et ce cercle, ce n'est pas eux qui le tracent. Il y a dans tous les pays des choses bien moins révoltantes que la guerre, et qu'un souverain ne se permettrait jamais d'ordonner. Souvenez-vous d'une plaisanterie que vous me dîtes un jour sur une nation qui a une académie des sciences, un observatoire astronomique et un calendrier faux. Vous m'ajoutiez, en prenant votre sérieux, ce que vous aviez entendu dire à un homme d'état de ce pays: Qu'il ne serait pas sûr du tout de vouloir innover sur ce point; et que sous le dernier gouvernement, si distingué par ses idées libérales (comme on dit aujourd'hui), on n'avait jamais osé entreprendre ce changement. Vous me demandâtes même ce que j'en pensais. Quoi qu'il en soit, vous voyez qu'il y a des sujets bien moins essentiels que la guerre, sur lesquels l'autorité sent qu'elle ne doit point se compromettre; et prenez garde, je vous prie, qu'il ne s'agit

pas d'expliquer la possibilité, mais la facilité de la guerre. Pour couper des barbes, pour raccourcir des habits, Pierre Ier eut besoin de toute la force de son invincible caractère : pour amener d'innombrables légions sur le champ de bataille, même à l'époque où il était battu pour apprendre à battre, il n'eut besoin, comme tous les autres souverains que de parler. Il y a cependant dans l'homme, malgré son immense dégradation, un élément d'amour qui le porte vers ses semblables: la compassion lui est aussi naturelle que la respiration. Par quelle magie iuconcevable est-il toujours prêt, au premier coup de tambour, à se dépouiller de ce caractère sacré pour s'en aller sans résistance, souvent même avec une certaine allégresse, qui a aussi son caractère particulier, mettre en pièces, sur le champ de bataille, son frère qui ne l'a jamais offensé, et qui s'avance de son côté pour lui faire subir le même sort, s'il le peut? Je concevrais encore une guerre nationale : mais combien y a-t-il de guerres de ce genre? une en mille ans, peut-être : pour les autres, surtout entre nations civilisées, qui raisonnent et qui savent ce qu'elles font, je déclare n'y rien comprendre. On pourra dire: La gloire

explique tout; mais, d'abord, la gloire n'est que pour les chefs; en second lieu, c'est reculer la difficulté car je demande précisément d'où vient cette gloire extraordinaire attachée à la guerre. J'ai souvent eu une vision dont je veux vous faire part. J'imagine qu'une intelligence, étrangère à notre globe, y vient pour quelque raison suffisante et s'entretient avec quelqu'un de nous sur l'ordre qui règne dans ce monde. Parmi les choses curieuses qu'on lui raconte, on lui dit que la corruption et les vices dont on l'a parfaitement instruite, exigent que l'homme, dans de certaines circonstances, meure par la main de l'homme; que ce droit de tuer sans crime n'est confié, parmi nous, qu'au bourreau et au soldat. « L'un, ajoutera-t-on, donne la mort « aux coupables, convaincus et condamnés; <<< et ses exécutions sont heureusement si << rares, qu'un de ces ministres de mort suffit « dans une province. Quant aux soldats, il n'y en a jamais assez car ils doivent tuer «<< sans mesure, et toujours d'honnêtes gens, « De ces deux tueurs de profession, le soldat » et l'exécuteur, l'un est fort honoré, et l'a toujours été parmi toutes les nations qui qui ont habité jusqu'à présent ce globe

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« où vous êtes arrivé; l'autre, au contrair « est tout aussi généralement déclaré infâme « devinez, je vous prie, sur qui tombe l'a«nathème ? »>

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Certainement le génie voyageur ne balancerait pas un instant; il ferait du bourreau tous les éloges que vous n'avez pu lui refuser l'autre jour, monsieur le comte, malgré tous nos préjugés, lorsque vous nous parliez de ce gentilhomme, comme disait Voltaire. « C'est un être sublime, nous dirait-il; c'est « la pierre angulaire de la société, puisque « le crime est venu habiter votre terre, et qu'il ne peut être arrêté que par le châti«ment, ôtez du monde l'exécuteur, et tout « ordre disparaît avec lui. Qu'elle grandeur d'âme, d'ailleurs ! quel noble désintéressement ne doit-on pas nécessairement « supposer dans l'homme qui se dévoue à « des fonctions si respectables sans doute, « mais si pénibles et si contraires à votre «nature! car je m'aperçois, depuis que je « suis parmi vous, que, lorsque vous êtes « de sang froid, il vous en coûte pour tuer <<< une poule. Je suis donc persuadé que l'opinion l'environne de tout l'honneur dont « il a besoin, et qui lui est dû à si juste

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