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LE COMTE.

Votre patrie, M. le sénateur, ne fut pas sauvée par de gros bataillons, lorsqu'au commencement du XVII siècle, le prince Pajarski et un marchand de bestiaux, nommé Mignin, la délivrèrent d'un joug insupportable. L'honnête négociant promit ses biens et ceux de ses amis, en montrant le ciel à Pajarski, qui promit son bras et son sang: ils commencèrent avec mille hommes, et ils

réussirent.

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LE SÉNATEUR.

Je suis charmé que ce trait se soit présenté à votre mémoire; mais l'histoire de toutes les nations est remplie de faits semblables qui montrent comment la puissance du nombre peut être produite, excitée, affaiblie ou annulée par une foule de circonstances qui ne dépendent pas de nous. Quant à nos Te Deum, si multipliés et souvent si déplacés, je vous les abandonne de tout mon cœur, M. le chevalier. Si Dieu nous ressemblait, ils attireraient la foudre; mais il sait ce que nous sommes et nous traite selon notre ignorance. Au surplus, quoiqu'il y ait des abus sur ce point comme il y en

a dans toutes les choses humaines, la coutume générale n'en est pas moins sainte et louable.

Toujours il faut demander à Dieu des succès, et toujours il faut l'en remercier; or comme rien dans ce monde ne dépend plus immédiatement de Dieu que la guerre; qu'il a restreint sur cet article le pouvoir naturel de l'homme, et qu'il aime à s'appeler le Dieu de la guerre, il y a toutes sortes de raisons pour nous de redoubler nos voeux lorsque nous sommes frappés de ce fléau terrible; et c'est encore avec grande raison que les nations chrétiennes sont convenues tacitement, lorsque leurs armes ont été heureuses, d'exprimer leur reconnaissance envers le Dieu des armées par un Te Deum; car je ne crois pas que, pour le remercier des victoires qu'on ne tient que de lui, il soit possible d'employer une plus belle prière : elle appartient à votre église, monsieur le comte.

LE COMTE.

Oui, elle est née en Italie, à ce qui paraît; et le titre d'Hymne ambroisienne pourrait faire croire qu'elle appartient exclusivement à saint Ambroise cependant on croit assez

généralement, à la vérité sur la foi d'une simple tradition, que le Te Deum fut, s'il est permis de s'exprimer ainsi, improvisé à Milan par les deux grands et saints docteurs saint Ambroise et saint Augustin, dans un transport de ferveur religieuse; opinion qui n'a rien que de très probable. En effet, ce cantique inimitable, conservé, traduit par votre église et par les communions protestantes, ne présente pas la plus légère trace du travail et de la méditation, n'est point une composition: c'est une effusion; c'est une poésie brû-, lante, affranchie de tout mètre; c'est un dithyrambe divin où l'enthousiasme, volant de ses propres ailes, méprise toutes les ressources de l'art. Je doute que la foi, l'amour, la reconnaissance, aient parlé jamais de langage plus vrai et plus pénétrant.

LE CHEVALIER.

Vous me rappelez ce que vous nous dites dans notre dernier entretien sur le caractère intrinsèque des différentes prières. C'est un sujet que je ne n'avais jamais médité; et vous me donnez envie de faire un cours de prières : ce sera un objet d'érudition, car toutes les nations ont prié.

LE COMTE.

Ce sera un cours très intéressant et qui ne sera pas de pure érudition. Vous trouverez sur votre route une foule d'observations intéressantes; car la prière de chaque nation est une espèce d'indicateur qui nous montre evec une précision mathématique la position morale de cette nation. Les Hébreux, par exemple, ont donné quelquefois à Dieu le nom de père : les Païens mêmes ont fait grand usage de ce titre; mais lorsqu'on en vient à la prière, c'est autre chose : vous ne trouverez pas dans toute l'antiquité profane, ni même dans l'ancien Testament, un seul exemple que l'homme ait donné à Dieu le le titre de père en lui parlant dans la prière. Pourquoi encore les hommes de l'antiquité, étrangers à la révélation de Moïse, n'ont-ils jamais su exprimer le repentir dans leurs prières ? Ils avaient des remords comme nous puisqu'ils avaient une conscience : leurs grands criminels parcouraient la terre et les mers pour trouver des expiations et des expiateurs; ils sacrifiaient à tous les dieux irrités; ils se parfumaient, ils s'inondaient d'eau et de sang; mais le cœur contrit ne se voit point:

jamais ils ne savent demander pardon dans leurs prières. Ovide, après mille autres, a pu mettre ces mots dans la bouche de l'homme outragé qui pardonne au coupable: Non quia tu dignus, sed quia mitis ego; mais nul ancien n'a pu transporter ces mêmes mots dans la bouche du coupable parlant à Dieu. Nous avons l'air de traduire Ovide dans la liturgie de la messe lorsque nous disons : Non æstimator meriti, sed veniæ largitor admitte; et cependant nous disons alors ce que le genre humain entier n'a jamais pu dire sans révélation; car l'homme savait bien qu'il pouvait irriter Dieu ou un Dieu, mais non qu'il pouvait l'offenser. Les mots de crime et de criminel appartiennent à toutes les langues: ceux de péché et de pécheur n'appartiennent qu'à la langue chrétienne. Par une raison du même genre, toujours l'homme a pu appeler Dieu père, ce qui n'exprime qu'une relation de création et de puissance; mais nul homme, par ses propres forces, n'a pu dire mon père! car ceci est une relation d'amour, étrangère même au mont Sinaï, et qui n'appartient qu'au Calvaire.

Encore une observation: la barbarie du peuple hébreu est une des thèses favorites

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