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et se laissent vaincre jusqu'à un point qu'on ne peut assigner. Trois hommes sont plus forts qu'un seul sans doute la proposition générale est incontestable; mais un homme habile peut profiter de certaines circonstances, et un seul Horace tuera les trois Curiaces. Un corps qui a plus de masse qu'un autre a plus de mouvement sans doute, si les vitesses sont égales; mais il est égal d'avoir trois de masse et deux de vitesse, ou trois de vitesse et deux de masse. De même une armée de 40,000 hommes est inférieure physiquement à une autre armée de 60,000: mais si la première a plus de courage, d'expérience et de discipline, elle pourra battre la seconde ; car elle a plus d'action avec moins de masse, et c'est ce que nous voyons à chaque page de l'histoire. Les guerres d'ailleurs supposent toujours une certaine égalité; autrement il n'y a point de guerre. Jamais je n'ai lu que la république de Raguse ait déclaré la guerre aux sultans, ni celle de Genève aux rois de France. Toujours il y a un certain équilibre dans l'univers politique, et même il ne dépend pas de l'homme de le rompre (si l'on excepte certains cas rares, précis et limités); voilà pourquoi les coali

pas,

tions sont si difficiles : si elle ne l'étaient le politique étant si peu gouvernée par la justice, tous le sjours on s'assemblerait pour détruire une puissance; mais ces projets réussissent peu, et le faible même leur échappe avec une facilité qui étonne dans l'histoire. Lorsqu'une puissance trop prépondérante épou vante l'univers, on s'irrite de ne trouver aucun moyen pour l'arrêter; on se répand en reproches amers contre l'égoïsme et l'immoralité des cabinets qui les empêchent de se réunir pour conjurer le danger commun : c'est le cri qu'on entendit aux beaux jours de Louis XIV; mais, dans le fond, ces plaintes ne sont pas fondées. Une coalition entre plusieurs souverains, faites sur les principes d'une morale pure et désintéressée, serait un miracle. Dieu, qui ne le doit à personne, et qui n'en fait point d'inutiles, emploie, pour rétablir l'équilibre, deux moyens plus simples: tantôt le géant s'égorge lui-même, tantôt une puissance bien inférieure jette sur son chemin un obstacle imperceptible, mais qui grandit ensuite on ne sait comment, et devient insurmontable; comme un faible rameau arrêté dans le courant d'un fleuve, produit enfin un attérissement qui le détourne.

En partant donc de l'hypothèse de l'équilibre, du moins approximatif, qui a toujours lieu, ou parce que les puissances belligérantes sont égales, ou parce que les plus faibles ont des alliés, combien de circonstances imprévues peuvent déranger l'équilibre et faire avorter ou réussir les plus grands projets, en dépit de tous les calculs de la prudence humaine! Quatre siècles avant notre ère, des oies sauvèrent le Capitole ; neuf siècles après la même époque, sous l'empereur Arnoulf, Rome fut prise par un lièvre. Je doute que, de part ni d'autre, on comptât sur de pareils alliés ou qu'on redoutât de pareils ennemis. L'histoire est pleine de ces événements inconcevables qui déconcertent les plus belles spéculations. Si vous jetez d'ailleurs un coup d'œil plus général sur le rôle que joue à la guerre la puissance morale, vous conviendrez que nulle part la main divine ne se fait sentir plus vivement à l'hoinme : on dirait que c'est un département, passez-moi ce terme, dont la Providence s'est réservée! la direction, et dans lequel elle ne laisse agir l'homme que d'une manière à peu près mécanique, puisque les succès y dépendent presque entièrement de ce qui dépend le

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moins de lui. Jamais il n'est averti plus sou vent et plus vivement qu'à la guerre de sa propre nullité et de l'inévitable puissance qui règle tout. C'est l'opinion qui perd les batailles, et c'est l'opinion qui les gagne. L'intrépide Spartiate sacrifiait à la peur (Rousseau s'en étonne quelque part, je ne sais pourquoi); Alexandre sacrifia aussi à la peur avant la bataille d'Arbelles. Certes, ces gens-là avaient grandement raison, et pour rectifier cette dévotion pleine de sens, il suffit de prier Dieu qu'il daigne ne pas nous envoyer la peur. La peur! Charles V se moqua plaisamment de cette épitaphe qu'il lut en passant: Ci-gît qui n'eut jamais peur. Et quel homme n'a jamais eu peur dans sa vie? qui n'a point eu l'occasion d'admirer, et dans lui, et autour de lui, et dans l'histoire, la toute-puissante faiblesse de cette passion, qui semble souvent avoir plus d'empire sur nous à mesure qu'elle a moins de motifs raisonnables? Prions donc, monsieur le chevalier, car c'est à vous, s'il vous plaît, que ce discours s'adresse, puisque c'est vous qui avez appelé ces réflexions; prions Dieu de toutes nos forces, qu'il écarte de nous et de nos amis la peur qui est à ses ordres,

et qui peut ruiner en un instant les pius belles spéculations militaires.

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Et ne soyez pas effarouché de ce mot de peur; car si vous le preniez dans son sens le plus strict, vous pourriez dire que la chose qu'il exprime est rare, et qu'il est honteux de la craindre. Il y a une peur de femme qui s'enfuit en criant; et celle-là, il est permis, ordonné même de ne pas la regarder comme possible, quoiqu'elle ne soit pas tout à fait un phénomène inconnu. Mais il y a une autre peur bien plus terrible, qui descend dans le cœur le plus mâle, le glace, et lui persuade qu'il est vaincu. Voilà le fléau épouvantable toujours suspendu sur les armées. Je faisais, un jour cette question à un militaire du premier rang, que vous connaissez l'un et l'autre. Dites-moi, M. le Général, qu'est-ce qu'une bataille perdue? je n'ai jamais bien compris cela. Il me répondit après un moment de silence: Je n'en sais rien. Et après un second silence il ajouta : C'est une bataille qu'on croit avoir perdue. Rien n'est plus vrai. Un homme qui se bat avec un autre est vaincu lorsqu'il est tué ou terrassé, et que l'autre est debout; il n'en est pas ainsi de deux armées : l'une ne peut

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