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préexistence pour une foule d'explications intéressantes je vous déclare néanmoins expressément que je ne prétends point adopter ce système comme une vérité; mais je dis, et voici ma régle de fausse position : Si j'ai pu, moi chétif mortel, trouver une solution nullement absurde qui rend assez bien raison d'un problème embarrassant, comment puisje douter que, si ce système n'est pas vrai 9 il y a une autre solution que j'ignore, et que Dieu a jugé à propos de refuser à notre curiosité? J'en dis autant de l'hypothèse ingénieuse de l'illustre Leibnitz, qu'il a établie sur le crime de Sextus Tarquin, et qu'il a développée avec tant de sagacité dans sa Théodicée; j'en dis autant de cent autres systèmes, et des vôtres en particulier, mon digne ami. Pourvu qu'on ne les regarde point comme des démonstrations, qu'on les propose modestement, et qu'on ne les propose que pour se tranquilliser l'esprit, comme je viens de vous le dire, et qu'ils ne mènent surtout ni à l'orgueil ni au mépris de l'autorité, il me semble que la critique doit se taire devant ces précautions. On tâtonne dans toutes les sciences: pourquoi la métaphysique, la plus obscure de toutes, serait-elle exceptée? J'en re

viens cependant toujours à dire que, pour peu qu'on se livre trop à ces sortes de recherches transcendantes, on fait preuve au moins d'une certaine inquiétude qui expose fort le mérite de la foi et de la docilité. Ne trouvez-vous pas qu'il y a déjà bien longtemps que nous sommes dans les nues? En sommes-nous devenus meilleurs ? J'en doute un peu. Il serait temps de redescendre sur terre. J'aime beaucoup, je vous l'avoue, les idées pratiques, et surtout ces analogies frappantes qui se trouvent entre les dogmes du Christianisme et ces doctrines universelles que le genre humain a toujours professées, sans qu'il soit possible de leur assigner aucune racine humaine. Après le voyage que nous venons d'exécuter à tire-d'aile dans les plus hautes régions de la métaphysique, je voudrais vous proposer quelque chose de moins sublime : parlons par exemple des indulgences.

LE SÉNATEUR.

La transition est un peu brusque.

LE COMTE.

Qu'appelez-vous brusque, mon cher ami? Elle n'est ni brusque ni insensible, car il n'y

en a point. Jamais nous ne nous sommes égarés un instant, et maintenant encore nous ne changeons point de discours. N'avons-nous pas examiné en général la grande question des souffrances du juste dans ce monde, et n'avons-nous pas reconnu clairement que toutes les objections fondées sur cette prétendue injustice étaient des sophismes évidents ? Cette première considération nous a conduits à celle de la réversibilité, qui est le grand mystère de l'univers. Je n'ai point refusé, M. le sénateur, de m'arrêter un instant avec vous sur le bord de cet abîme où vous avez jeté un regard bien perçant. Si vous n'avez pas vu, on ne vous accusera pas au moins de n'avoir pas bien regardé. Mais en nous essayant sur ce grand sujet, nous nous sommes bien gardés de croire que ce mystère qui explique tout eût besoin lui-même d'être expliqué. C'est un fait, c'est une croyance aussi naturelle à l'homme que la vue ou la respiration; et cette croyance jette le plus grand jour sur les voies de la providence dans le gouvernement du monde moral. Maintenant, je vous fais apercevoir ce dogme universel dans la doctrine de l'Eglise sur un point qui excita tant de rumeur dans le XVI siècle, et qui fut le pre

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mier prétexte de l'un des plus grands crimes que les hommes aient commis contre Dieu. Il n'y a cependant pas de père de famille protestant qui n'ait accordé des indulgences chez lui, qui n'ait pardonné à un enfant punissable par l'intercession et par les mérites d'un autre enfant dont il a lieu d'être content. Il n'y a pas de souverain protestant qui n'ait signé cinquante indulgences pendant son règne, en accordant un emploi, en remettant ou commuant une peine, etc., par les mérites des pères, des frères, des fils, des parents, ou des ancêtres. Ce principe est si général et si naturel qu'il se montre à tout moment dans les moindres actes de la justice humaine. Vous avez ri mille fois de la sotte balance qu'Homère a mise dans les mains de son Jupiter, apparemment pour le rendre ridicule. Le Christianisme nous montre bien une autre balance. D'un côté tous les crimes, de l'autre toutes les satisfactions ; de ce côté, les bonnes œuvres de tous les hommes, le sang des martyrs, les sacrifices et les larmes de l'innocence s'accumulant sans relâche pour faire équilibre au mal qui, depuis l'origine des choses, verse dans l'autre bassin ses flots empoisonnés. Il faut qu'à la fin

le salut l'emporte, et pour accélérer cette œuvre universelle, dont l'attente fait gémir tous les êtres (1), il suffit que l'homme veuille. Non-seulement il jouit de ses propres mérites, mais les satisfactions étrangères lui sont imputées par la justice éternelle, pourvu qu'il l'ait voulu et qu'il se soit rendu digne de cette réversibilité. Nos frères séparés nous ont contesté ce principe, comme si la rédemption qu'ils adorent avec nous était autre chose qu'une grande indulgence, accordée au genre humain par les mérites infinis de l'innocence par excellence, volontairement immolée pour lui! Faites sur ce point une observation bien importante : l'homme qui est fils de la vérité est si bien fait pour la vérité, qu'il ne peut être trompé que par la vérité corrompue ou mal interprétée. Ils ont dit: L'Homme-Dieu a payé pour nous; donc nous n'avons pas besoin d'autres mérites; il fallait dire : Donc les mérites de l'innocent peuvent servir qu coupable, Comme la rédemption n'est qu'une grande indulgence, l'indulgence, à son tour, n'est qu'une rédemption diminuée. La disproportion est immense sans doute; mais le

(1) Rom. VIII, 22.

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