Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]
[ocr errors]

beaucoup d'esprit et d'un excellent caractère, que j'ai beaucoup vu jadis, mais que je ne dois plus revoir, me disait un jour qu'il avait été si souvent visité dans sa jeu« nesse par ces sortes de rêves, qu'il s'était « mis à soupçonner que la pesanteur n'était << pas naturelle à l'homme. Pour mon compte, je puis vous assurer que l'illusion chez « moi était quelquefois si forte, que j'étais « éveillé depuis quelques secondes avant d'être bien détrompé.

сс

<< Mais il y a quelque chose de plus grand « que tout cela. Lorsque le divin auteur de <<< notre religion eut, accompli tout ce qu'il <<< devait encore faire sur la terre après sa « mort, lorsqu'il eut donné à ses disciples « les trois dons qu'il ne leur retirera jamais, l'intelligence (1), la mission (2), et l'indé«<< fectibilité (3); alors, tout étant consommé <<< dans un nouveau sens, en présence de ses « disciples qui venaient de le toucher et de <<< manger avec lui, l'Homme-Dieu cessa de « peser et se perdit dans les nues.

сс

[ocr errors]

Il y a loin de là aux atomes gravifiques;

(1) Luc, XXIV, 45.

(2) Marc, XVI, 15, 16. (3) Matth., XXVIII, 20.

сс

cependant il n'y a pas d'autre moyen de «<< savoir ou de se douter au moins de ce que << c'est que la pesanteur. »

A ces mots, un éclat de rire, parti d'un coin du salon, nous déconcerta tous. Vous croirez peut-être que le commandeur se fåcha pas du tout, il se tut; mais nous vimes sur son visage une profonde expression de tristesse mêlée de terreur. Je ne saurais vous dire combien je le trouvai intéressant. Le rieur, dont vous croirez sans doute deviner le nom, se crut obligé de lui adresser des excuses qui furent faites et reçues de fort bonne grâce. La soirée se termina très paisiblement.

La nuit, lorsque mes quatre rideaux m'eurent séparé, par un double contour, des hommes, de la lumière et des affaires, tout ce discours me revint dans l'esprit. Quel mal y a-t-il donc, me disais-je, que ce digne homme croie que l'état de sainteté et les élans d'une piété ardente aient la puissance de suspendre, à l'égard de l'homme, les lois de la pesanteur, et qu'on peut en tirer des conclusions légitimes sur la nature de cette loi? Certainement il n'y a rien de plus innocent.

Mais ensuite je me rappelais certains per

sonnages de ma connaissance qui me paraissent être arrivés par le même chemin à un résultat bien différent. C'est pour eux qu'a été fait le mot d'illuminé, qui est toujours pris en mauvaise part. Il y a bien quelque chose de vrai dans ce mouvement de la conscience universelle qui condamne ces hommes et leurs doctrines: et, en effet, j'en ai connu plusieurs d'un caractère très équivoque, d'une probité assez problématique; et remarquables surtout par une haine plus où moins visible pour l'ordre et la hiérarchie sacerdotales. Que faut-il donc penser? Je m'endormis avec ce doute, et je le retrouve aujourd'hui auprès de vous. Je balance entre les deux systèmes que vous m'avez exposés. L'un me paraît priver l'homme des plus grands avantages, mais au moins on peut dormir tranquille; l'autre échauffe le cœur et dispose l'esprit aux plus nobles et aux plus heureux efforts; mais aussi il y a de quoi trembler pour le bon sens et pour quelque chose de mieux encore. Ne pourrait-on pas trouver une régle qui pût me tranquilliser, et me permettre d'avoir un avis ?

[ocr errors]

LE COMTE.

Mon très cher chevalier, vous ressemblez à un homme plongé dans l'eau qui demanderait à boire. Cette régle que vous demandez existe elle vous touche elle vous environne, elle est universelle. Je vais vous prouver en peu de mots que, sans elle, il est impossible à l'homme de marcher ferme, à égale distance de l'illuminisme et du scepticisme; et pour cela.....

LE SÉNATEUR.

Nous vous entendrons un autre jour.

LE COMTE.

Ah! ah! vous êtes de l'aréopage. Eh bien! n'en parlons plus pour aujourd'hui; mais je vous dois des remerciments et des félicitations, M. le chevalier, pour votre charmante apologie de la superstition. A mesure que vous parliez, je voyais disparaître ces traits hideux et ces longues oreilles dont la peinture ne manque jamais de la décorer; et quand vous avez fini, elle me semblait presque une jolie femme. Lorsque vous aurez notre âge, hélas! nous ne vous entendrons

plus; mais d'autres vous entendront, et vous leur rendrez la culture que vous tenez de nous. Car c'est bien nous, s'il vous plaît, qui avons donné le premier coup de bèche à cette bonne terre. Au surplus, messieurs, nous ne sommes pas réunis pour disputer, mais pour discuter. Cette table, quoiqu'elle ne porte que du thé et quelques livres, est aussi une entremetteuse de l'amitié, comme dit le proverbe que notre ami citait tout à l'heure: ainsi nous ne contesterons plus. Je voudrais seulement vous proposer une idée qui pourrait bien, ce me semble, passer pour un traité de paix entre nous. Il m'a toujours paru que, dans la haute métaphysique, il y a des régles de fausse position comme il y en avait jadis dans l'arithmétique. C'est ainsi que j'envisage toutes les opinions qui s'éloignent de la révélation expresse, et qu'on emploie pour expliquer d'une manière plus ou moins plausible tel ou tel point de cette même révélation. Prenons, si vous voulez, pour exemple, l'opinion de la préexistence des âmes, dont on s'est servi pour expliquer le péché originel. Vous voyez d'un coup d'œil tout ce qu'on peut dire contre la création successive des âmes, et le parti qu'on peut tirer de la

« PreviousContinue »