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Je crois donc, si vous voulez bien excuser mon impertinence, que vous êtes allé un peu trop loin, et que vous ne feriez pas mal de vous défier un peu plus de vos élans spirituels: du moins, je ne l'aurais jamais assez dit, autant que j'en puis juger. Mais comme le devoir d'un médiateur est d'ôter et d'accorder quelque chose aux deux parties, il faut aussi vous dire, M. le comte, que vous me paraissez pousser la timidité à l'excès. Je vous fais mon compliment sur votre soumission religieuse. J'ai beaucoup couru le monde : en vérité, je n'ai rien trouvé de meilleur ; mais je ne sais pas trop comprendre comment la foi vous mène à craindre la superstition. C'est tout le contraire, ce me semble, qui devrait arriver; je suis de plus surpris que vous en vouliez autant à cette superstition, qui n'est pas, ce me semble, une si mauvaise chose. Au fond qu'est-ce que la superstition? L'abbé Gérard, dans un excellent livre dont le titre est cependant en opposition directe avec l'ouvrage, m'enseigne qu'il n'y a point de synonymes dans les langues. La superstion n'est donc ni l'erreur, ni le fanatisme, ni aucun autre monstre de ce genre portant un autre nom. Je le répète,

qu'est-ce donc que la superstition? Super ne veut-il pas dire par delà? Ce sera donc quelque chose qui est par delà la croyance légitime. En vérité, il n'y a pas de quoi crier haro. J'ai souvent observé dans ce monde que ce qui suffit ne suffit pas; n'allez pas prendre ceci pour un jeu de mots : celui qui veut faire précisément tout ce qui est permis fera bientôt ce qui ne l'est pas. Jamais nous ne sommes sûrs de nos qualités morales que lorsque nous avons su leur donner un peu d'exaltation. Dans le monde politique, les pouvoirs constitutionnels établis parmi les nations libres ne subsitent guère qu'en se heurtant. Si quelqu'un vient à vous pour vous renverser, il ne suffit pas de vous roidir à votre place : il faut le frapper lui-même, et le faire reculer si vous pouvez. Pour franchir un fossé, il faut toujours fixer son point de vue fort au delà du bord, sous peine de tomber dedans. Enfin c'est une régle générale; îl serait bien singulier que la religion en fût une exception. Je ne crois pas qu'un homme, et moins encore une nation, puisse croire précisément ce qu'il faut. Toujours il y aura du plus ou du moins. J'imagine, mes bons amis, que l'honneur ne vous déplaît pas ? cependant qu'est-ce que l'hon

neur? C'est la superstition de la vertu, ou ce n'est rien. En amour, en amitié, en fidélité, en bonne foi, etc., la superstition est aimable, précieuse même et souvent nécessaire; pourquoi n'en serait-il de même de la piété ? Je suis porté à croire que les clameurs contre les excès de la chose partent des ennemis de la chose. La raison est bonne sans doute, mais il s'en faut que tout doive se régler par la raison. -Ecoutez ce petit conte je vous en prie : peut-être c'est une histoire.

Deux sœurs ont leur père à la guerre : elles couchent dans la même chambre; il fait froid, et le temps est mauvais : elles s'entretiennent des peines et des dangers qui environnent leur père. Peut-être, dit l'une, il bivaque dans ce moment: peut-être il est couché sur la terre, sans feu ni couverture : qui sait si ce n'est pas le moment que l'ennemi a choisi.... ah!....

Elle s'élance hors de son lit, court en chemise à son bureau, en tire le portrait de son père, vient le placer sous son chevet, et jette sa tête sur le bijou chéri.-Bon papa! je te garderai.—Mais, ma pauve sœur, dit l'autre, je crois que la tête vous tourne.

Croyez-vous donc qu'en vous enrhumant vous sauverez notre père, et qu'il soit beaucoup plus en sûreté parce que votre tête appuie sur son portrait? prenez garde de de le casser, et, croyez moi, dormez.

Certainement celle-ci a raison, et tout ce qu'elle dit est vrai; mais si vous deviez épouser l'une ou l'autre de ces deux sœurs, ditesmoi, graves philosophes, choisiriez-vous la logicienne ou la superstitieuse?

Pour revenir, je crois que la superstition est un ouvrage avancé de la religion qu'il ne faut pas détruire, car il n'est pas bon qu'on puisse venir sans obstacle jusqu'au pied du mur, en mesurer la hauteur et planter les échelles. Vous m'opposerez les abus ; mais d'abord, croyez-vous que les abus d'une chose divine n'aient pas dans la chose même certaines limites naturelles, et que les inconvénients de ces abus puissent jamais égaler le danger d'ébranler la croyance? Je vous dirai d'ailleurs, en suivant ma comparaison : si un ouvrage avancé est trop avancé, ce sera aussi un grand abus; car il ne sera utile qu'à l'ennemi qui s'en servira pour se mettre à couvert et battre la place faut-il donc ne point faire d'ouvrages avancés ? Avec cette

belle crainte des abus, on finirait par ne plus oser remuer.

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Mais il y a des abus ridicules et des abus criminels; voilà ce qui m'intrigue. C'est un point que je n'ai pas su débrouiller dans ma tête. J'ai vu des hommes livrés à ces idées singulières dont vous parliez tout à l'heure, qui étaient bien, je vous l'assure, les plus honnêtes et les plus aimables qu'il fût possible de connaître. Je veux vous faire à ce propos une petite histoire qui ne manquera pas de vous amuser. Vous savez dans quelle retraite et avec quelles personnes j'ai passé l'hiver de 1806. Parmi les personnes qui se trouvaient là, un de vos anciens amis, M. le comte, faisait les délices de notre société ; c'était le vieux commandeur de M...., que vous avez beaucoup vu jadis à Lyon, et qui vient de terminer sa longue et vertueuse carrière. Il avait soixante et dix ans révolus lorsque nous le vimes se mettre en colère pour la première fois de sa vie. Parmi les livres qu'on nous envoyait de la ville voisine pour occuper nos longues soirées, nous trouvâmes un jour l'ouvrage posthume de je ne sais quel échappé des petites-maisons de Genève, qui avait passé une grande partie de sa vie à

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