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minisme, à la mysticité. Des mots ne sont rien; et cependant c'est avec ce rien qu'on intimide le génie et qu'on barre la route des découvertes. Certains philosophes se sont avisés dans ce siècle de parler de causes: mais quand voudra-t-on donc comprendre qu'il ne peut y avoir de causes dans l'ordre matériel, et qu'elles doivent toutes être cherchées dans un autre cercle ?

Or, si cette régle a lieu, même dans les sciences naturelles, pourquoi, dans les sciences d'un ordre surnaturel, ne nous livrerionsnous pas, sans le moindre scrupule, à des recherches que nous pourrions aussi nommer surnaturelles? Je suis étonné, M. le comte, de trouver en vous les préjugés auxquels l'indépendance de votre esprit aurait pu échapper aisément.

LE COMTE.

Je vous assure, mon cher ami, qu'il pourrait bien y avoir du mal entendu entre nous, comme il arrive dans la plupart des discussions. Jamais je n'ai prétendu nier, Dieu m'en préserve, que la religion ne soit la mère de la science: la théorie et l'expérience se réunissent pour proclamer cette

vérité. Le sceptre de la science n'appartient à l'Europe que parce qu'elle est chrétienne. Elle n'est parvenue à ce haut point de civilisation et de connaissances que parce qu'elle a commencé par la théologie; parce que les universités ne furent d'abord que des écoles de théologie, et parce que toutes les sciences, greffées sur ce sujet divin, ont manifesté la sève divine par une immense végétation. L'indispensable nécessité de cette longue préparation du genie européen est une vérité capitale qui a totalement échappé aux discoureurs modernes. Bacon même, que vous avez justement pincé, s'y est trompé comme des gens bien au-dessous de lui. Il est tout à fait amusant lorsqu'il traite ce sujet, et surtout lorsqu'il se fâche contre la scolastique et la théologie. Il faut en convenir, cet homme célèbre a paru méconnaître entièrement les préparations indispensables pour que la science ne soit pas un grand mal. Apprenez aux jeunes gens la physique et la chimie avant de les avoir imprégnés de religion et de morale; envoyez à une nation neuve des académiciens avant de lui avoir envoyé des missionnaires, et vous verrez le résultat.

On peut même, je crois, prouver jusqu'à

la démonstration qu'il y a dans la science, si elle n'est pas entièrement subordonnée au dogmes nationaux, quelque chose de caché qui tend à ravaler l'homme, et à le rendre surtout inutile ou mauvais citoyen : ce principe bien développé fournirait une solution claire et péremptoire du grand problème de l'utilité des sciences, problème que Rousseau a fort embrouillé dans le milieu du dernier siècle avec son esprit faux et ses demi-connaissances (1).

Pourquoi les savants sont-ils presque tou

(1) L'étude des sciences naturelles a son excès comme tout le reste, et nous y sommes arrivés. Elles ne sont point, elles ne doivent point être le but principal de l'intelligence, et la plus haute folie qu'on pût commettre serait celle de s'exposer à manquer d'hommes pour avoir plus de physiciens. Philosophe, disait très bien Sénèque, commence par l'étudier toi-même avant d'étudier le monde. (Ep. Lxv.) Mais les paroles de Bossuet frappent bien plus fortement, parce qu'elles tombent de plus haut.

<< L'homme est vain de plus d'une sorte: ceux-là pensent être les plus <«< raisonnables qui sont vains des dons de l'intelligence....... : à la vérité, << ils sont dignes d'être distingués des autres et ils font un des plus << beaux ornements du monde ; mais qui les pourrait supporter, lorsque <«<aussitôt qu'ils se sentent un peu de talent.... ils fatiguent toutes les « oreilles.... et pensent avoir droit de se faire écouter sans fin, et de « décider de tout souverainement? O justesse dans la vie! 6 égalite « dans les mœurs! o mesure dans les passions! riches et véritables or«nements de la nature raisonnable, quand est-ce que nous apprendrons «à vous estimer!» (Sermon sur l'honneur.)

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comme d'elle-même d'un dogme chrétien, n'est et ne peut-être qu'une coupable extravagance. Voilà qui nous suffit pour la pratique qu'importe tout le reste ? Je vous ai suivi avec un extrême intérêt dans tout ce que vous nous avez dit sur cette incompréhensible unité, base nécessaire de la réversibilité qui expliquerait tout, si on pouvait l'expliquer. J'applaudis à vos connaissances et à la manière dont vous savez les faire converger: cependant quel avantage vous donnentelles sur moi ? Cette réversibilité, je la crois tout comme vous, comme je crois à l'existence de la ville de Pékin aussi bien que ce missionnaire qui en revient, avec qui nous dînames l'autre jour. Quand vous pénétreriez la raison de ce dogme, vous perdriez le mérite de la foi, non-seulement sans aucun profit, mais de plus avec un très grand danger pour vous; car vous ne pourriez, dans ce cas, répondre de votre tête. Vous rappelez-vous ce que nous lisións ensemble, il y a quelque temps, dans un livre de saint Martin? Que le chimiste imprudent court risque d'adorer son ouvrage. Ce mot n'est point écrit en l'air : Mallebranche n'a-t-il pas dit qu'une fausse croyance sur l'efficacité des

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causes secondes pouvait mener à l'idolatrie? c'est la même idée. Nous avons perdu, il n'y a pas bien longtemps, un ami commun éminent en science et en sainteté : vous savez bien que lorsqu'il faisait, toujours pour lui seul, certaines expériences de chimie, il croyait devoir s'environner de saintes précautions. On dit que la chimie pneumatique date de nos jours mais il y a eu, il y a, et sans doute il y aura toujours une chimie trop pneumatique. Les ignorants rient de ces sortes de choses, parce qu'il n'y comprennent rien, et c'est tant mieux pour eux. Plus l'intelligence connaît, et plus elle peut être coupable. Nous parlons souvent avec un étonnement niais de l'absurdité de l'idolâtrie; mais je puis bien vous assurer que si nous avions les connaissances qui égarèrent les premiers idolâtres, nous le serions tous, ou que du moins Dieu pourrait à peine marquer pour lui douze mille hommes dans chaque tribu. Nous partons toujours de l'hypothèze banale que l'homme s'est élevé graduellement de la barbarie à la science et à la civilisation. C'est le rêve favori, c'est l'erreur-mère, et, comme dit l'école, le protopseudès de notre siècle. Mais si les philosophes de ce malheu

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